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— C’est mon père, souffla Volodia. Silence. Mot de reconnaissance : « Le renard rouge est sur la piste. »

Et, comme la porte s’ouvrait, les deux enfants, instinctivement, se séparèrent. Philippe Savitch Bourine entra dans la pièce en se dandinant un peu. C’était un homme de haute taille, au visage pincé et aux yeux gris, durs et rapides, comme des billes d’acier.

— Les voilà, les deux compères ! s’écria-t-il sur un ton faussement jovial. Alors, tu as passé une bonne nuit, Michel ? Et mon fils t’a déjà raconté son premier lot de balivernes ?

— Nous avons parlé de nos études, dit Volodia avec componction.

Michel, qui n’avait jamais menti à son père, rougit jusqu’aux oreilles et baissa la tête.

— De vos études ? très bien… très bien… Je veux que ça marche comme à la baguette. De bonnes notes. Des rapports parfaits. Sinon, j’interviens pour qu’on vous visse l’un et l’autre.

Il renifla d’un air important et se frotta les mains comme sous le jet d’un robinet imaginaire.

— La jeunesse doit travailler ! Une, deux ! Et être correcte. Boutonne-moi cette tunique, Volodia. Et ne te ronge pas les ongles, sinon… je te visse…

Il lança ses prunelles à droite, à gauche, renifla encore et ajouta :

— Vous avez dix minutes avant qu’on se mette à table. Puis vous examinerez votre programme de cet hiver avec M. Lebègue. Quelle heure est-il à ta montre, Volodia ?

— Deux heures cinq.

— Elle retarde de cinq minutes. Ce n’est pas la peine que je t’offre une montre en or pour ton anniversaire, si tu n’en prends pas soin. La prochaine fois, je la confisquerai…

Dès que la porte fut refermée, Volodia bondit sur le divan dont les ressorts gémirent.

— Le renard rouge est sur la piste ! cria-t-il.

Mais Michel restait sur place, atterré. Depuis son arrivée chez les Bourine, la veille, à neuf heures du soir, il éprouvait une gêne intolérable. Dès l’antichambre, il avait été frappé par l’aspect glacial et anonyme de la demeure. Le suisse avait un visage de bois. Les lustres brillaient d’une lumière morte. Dans le grand salon, où Artem et Michel avaient été introduits d’abord, il y avait des palmes comme dans un jardin. Philippe Savitch paraissait avoir été nourri, formé, par ce décor arrogant. Durant tout le souper, il n’avait cessé de pérorer sur les nouvelles méthodes de l’enseignement et sur les libertés que certains écrivains prenaient avec la religion et le pouvoir. M. Lebègue, le précepteur français, jaune et plissé du front à la pomme d’Adam, s’écriait « D’accord… d’accord », entre deux bouchées. La femme de Philippe Savitch, pâle et douce, ne disait mot. Quant à Volodia, il était très occupé à subtiliser des bouts de pain dont il ferait plus tard des « sculptures ». Autour de la table, des laquais glissaient en silence, s’affairaient, se passaient des plats aériens, des bouteilles poudreuses. On mangeait des mets étranges, avec de la sauce fade. Plusieurs fois, Philippe Savitch avait demandé à Michel des nouvelles de ses parents, mais avec une expression de condescendance amusée, qui avait blessé le garçon. Et on n’avait pas invité Artem. Il dînait avec les domestiques. Michel ne pardonnait pas à Philippe Savitch l’insulte ainsi faite à son vieil ami. Maintenant, Artem était parti. Il avait bien de la chance. Michel eût donné cher pour être dispensé de reparaître à table.

— Tu aimes ton père ? demanda-t-il tout à coup à Volodia.

— Non, pourquoi ?

Volodia s’était arrêté de danser sur le divan pour remonter un de ses bas noirs, décroché.

— Mais tout de même, c’est ton père, reprit Michel.

— Bien sûr. Seulement, il m’embête. Et il embête maman, et il embête tout le monde. Quand il crie, il faut réfléchir à autre chose. Moi, sitôt qu’il dit « Je te visserai », je pense au feu d’artifice. « Pan, voilà la bleue qui s’envole… Pan, voilà la jaune… »

— Moi, quand mon père me parle, je ne peux pas réfléchir à autre chose, dit Michel.

Et il devint triste et attentif, comme si Alexandre Lvovitch venait de lui prendre la main.

Une cloche sonna.

– Le déjeuner ! s’écria Volodia. Et je ne me suis pas lavé les mains. Tant pis. En avant ! Désormais, tu t’appelleras le serpent à sonnette, et moi, l’aigle noir. Tu commanderas un jour, et moi, le jour suivant. D’accord ?

CHAPITRE IV

M. Lebègue fit un sourire mondain, tira les manches de sa redingote et poussa Michel et Volodia dans le salon des Arapoff en murmurant :

— N’oubliez pas le baisemain, jeunes gens !

Zénaïde Vassilievna Arapoff était assise dans un grand fauteuil près de la table chargée de porcelaines blanches. C’était une femme de quarante ans, potelée et rose, au nez retroussé, au regard tendre. Elle était myope, et plissait les yeux en parlant.

D’autres dames l’entouraient et causaient avec animation en tournant des cuillers musicales dans leurs tasses.

— Voilà notre petit Volodia et son futur compagnon d’études, dit Zénaïde Vassilievna d’une voix basse et veloutée.

Volodia baisa la main de Zénaïde Vassilievna et déclara posément :

— Nous nous excusons d’arriver si tard…

— Et moi aussi je m’excuse, dit Michel, dans un effort terrible pour vaincre sa timidité.

Il y eut un éclat de rire tout à fait incompréhensible parmi les dames. Une jeune personne, parfumée comme une rose, se pencha vers Michel, le baisa vivement au front et demanda :

— C’est le fils d’Alexandre Lvovitch, n’est-ce pas ?

— Il est arrivé avant-hier, dit M. Lebègue.

— Et il sait monter à cheval, dit Volodia avec fierté.

Michel rougit et dirigea son attention sur la fenêtre ouverte où bourdonnaient des guêpes. Une servante entra dans la pièce avec un grand plateau chargé de tranches de pastèques. Quelqu’un cria :

— Ma chère, j’ai oublié de vous dire. Les Gleboff ont reçu des nouvelles de leur fils qui est à Paris…

Et toutes les dames se mirent à parler ensemble.

— Un garçon très bien… Il s’est fourvoyé… Sa pauvre mère… Toutes les larmes de son corps…

Volodia tira Michel par la manche :

— Elles nous embêtent… On va filer…

Comme si elle eût deviné leur intention, Zénaïde Vassilievna se tourna vers les enfants et dit :

— Ne vous croyez pas obligés de rester au salon, mes petits. On vous attend dans la cour.

La cour était vaste, sablonneuse et cernée d’une palissade en planches. Une quinzaine de gosses étaient rassemblés là et se chamaillaient avec frénésie. La petite Tania, qui venait d’avoir dix ans, pleurait parce que les deux dames les plus généreuses de la ville lui avaient donné deux poupées parfaitement identiques. Sa sœur aînée, Lioubov, maigre et criarde, lui expliquait violemment que ce coup double était une réussite.

— Comme ça, tu as des jumeaux. Ça existe les jumeaux, et c’est tout.

Tania secouait la tête :

— Non… non…

— Tu n’en as jamais vu ?

— Non…

— Alors, si tu ne me crois pas, échange cette poupée contre l’une des miennes.

— Non.

— Nina, explique-lui !

Nina, douce, molle et lunatique, protégeait un petit chat contre les entreprises de son frère Akim.

— Donne-le-moi, dit Akim. Il fera le fauve.

— Jamais ! Il est à moi.

— Regarde les trois filles Arapoff, dit Volodia en s’arrêtant sur les marches de l’escalier. Laquelle te plaît le mieux ?