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Michel tourna vers elle un regard honteux et tendre :

— Tania, dit-il à voix basse, il est tard. Il faudrait peut-être…

Et il rougit jusqu’aux oreilles.

Tania se sentit défaillir d’appréhension.

— Vous voulez bien, reprit Michel.

Ils profitèrent d’un mouvement général de la table pour repousser leurs chaises et gagner la sortie d’un pas rapide. Tania tenait à peine sur ses pieds. Son cœur emballé cognait à coups vifs dans sa poitrine. Avant de franchir le seuil, elle se retourna. Elle vit son père et sa mère qui la suivaient des yeux. Et ils avaient l’air si tristes, si graves, si seuls, si terriblement seuls, si terriblement dépouillés, trahis, vieillis, inutiles, au bout de la longue table étincelante de cristaux et de lumière, que Tania eut envie de courir vers eux pour les embrasser et les consoler de leur peine.

— Vous venez, Tania ? dit Michel.

— Oui, oui, balbutia-t-elle. Partons vite. Je ne peux plus les voir…

À sept heures, les invités quittèrent la maison par petits groupes cérémonieux et las. Ils revinrent à cinq heures de l’après-midi pour la suite des réjouissances. Les banquets et les soupers se succédèrent ainsi pendant cinq jours. Au cinquième jour, un cousin germain des Danoff mourut de congestion. Et la fête fut suspendue en signe de deuil.

Les habitants d’Armavir furent unanimes à reconnaître que les Danoff avaient bien fait les choses.

CHAPITRE III

Le voyage de noces en Crimée et dans les montagnes du Caucase avait mal préparé Tania aux devoirs monotones de sa nouvelle vie. Longtemps encore, après son retour à Armavir, elle regretta l’existence libre et variée dont elle avait profité aux côtés de Michel pendant les premières semaines de leur union. Malgré un effort constant et sincère, elle n’arrivait pas à se réveiller tout à fait de l’enchantement qu’elle avait subi. Comblée de souvenirs, elle profitait du moindre instant de solitude pour les évoquer avec délectation. Elle se revoyait à Yalta, dans le hall de l’hôtel de Russie, où des serviteurs souples la saluaient au passage et où des femmes élégantes la dévisageaient méchamment. Dans la rue, se dandinait une foule cosmopolite, faite de promeneurs vêtus à l’européenne, de fonctionnaires aux uniformes neufs, d’Albanais en fustanelle et de Tartares, loueurs de chevaux, qui passaient, raides et nobles, calamistrés et parfumés, sur leurs montures dansantes. De Tiflis, en revanche – qui avait été la seconde étape du voyage – Tania conservait l’image confuse d’une ville asiatique aux ruelles tortueuses et mal pavées. Ce n’était qu’un fouillis de boutiques de bric-à-brac, de cuisines en plein vent, d’ateliers minuscules, où des artisans, assis sur les talons, martelaient des bagues d’argent ou brodaient des bottes de cuir fin. Des armuriers essayaient la trempe de leurs poignards en abattant le tranchant de la lame sur une grosse pierre de grès. Des boulangers plongeaient, à mi-corps, dans de grands fours en terre alimentés de braise. Des barbiers rasaient leurs clients au cœur même de la cohue. Des marchands de tapis attendaient le chaland en fumant le narghileh, ou en égrenant les cent noms d’Allah sur un chapelet d’ambre jaune. Tania ne savait plus où donner de la tête, devant ce déballage de soieries, de cuirs et de bibelots. Les yeux brillants, le sang aux joues, elle palpait nerveusement les brocarts de Noukha et de Shémakha, de Bagdad et du Turkestan. Et Michel était obligé de l’arracher de force à ses palabres avec les marchands orientaux.

Après une semaine de promenades sentimentales et d’achats inutiles, ils avaient quitté Tiflis pour se rendre à Vladicaucase par la route militaire de Géorgie. Michel avait loué, à la poste de Tiflis, une voiture particulière à ressorts, qui lui fut réservée pour un délai de six jours. Cette randonnée de deux cents verstes à travers les monts du Caucase avait laissé à Tania une impression chaotique, lumineuse, sauvage. Elle se rappelait, pêle-mêle, la petite route étroite qui, à la sortie de Mtsket, coupait un ancien cimetière israélite, dont les ossements passaient à travers les tranchées ; et la diligence qui les avait croisés, toute bringuebalante, avec son postillon joufflu qui sonnait de la trompe aux tournants ; et la descente vers Kobi, protégée des avalanches par des galeries de bois aux toits inclinés ; et le village de Kobi, où les femmes ossètes, vêtues de tuniques rouges, offraient aux voyageurs des carafons d’eau pétillante et glacée ; et le grondement du Térek, étranglé entre des murs de roches verticales ; et les nuages accrochés aux pinacles de sucre et de rouille, et le bond des chamois, et le vol des aigles, et le Kazbek enfin.

Dans le ciel vert vif, la coupole blanche, isolée et solide, du mont Kazbek, s’élevait d’un seul jet, avec son cratère latéral béant et les griffures éblouissantes de ses glaciers. Toute la lumière du monde semblait concentrée sur cette pyramide d’albâtre. Michel pestait parce que les deux cartes qu’il avait emportées ne donnaient pas la même altitude pour le mont Kazbek :

— Est-ce que c’est cinq mille quarante ou cinq mille quarante-cinq mètres ? Il faudrait s’entendre.

Tania entendait encore avec précision la voix de Michel, cette voix de plein air, pure, étirée, et aussi la voix du cocher qui criait tout à coup dans son oreille :

— Les gorges du Darial !

Le défilé était si étroit, maintenant, que la route et le torrent filaient côte à côte. Il faisait sombre. En levant la tête, Tania apercevait à peine un mince ruban de ciel mordu par les plus hautes pierres. À l’entrée du défilé, s’érigeait un fortin russe, aux murs percés de meurtrières et hérissés de tourelles. Les parois du Darial, déchiquetées à vif, offraient au vent leurs entrailles de porphyre et de basalte. Des nuées livides coupaient les cimes et séparaient du monde des bouchons rocheux. Le soir descendait rapidement. En bas, le fracas du Térek devenait insoutenable. Des blocs éboulés obstruaient son cours. Le torrent se cassait contre leurs masses grises, avec des jaillissements d’étincelles, des crépitements de champagne glacé, une effusion de mousse blanche et légère.

De Vladicaucase, Michel et Tania avaient pris le train pour rentrer à Armavir. Comme il fallait s’y attendre, le retour avait été pénible. Il pleuvait. Des paysages d’herbe molle et de boue glissaient le long de la voie. Michel, soucieux, pensait à ses affaires qu’il avait trop longtemps négligées et regardait fréquemment sa montre.

— Tu as bien le temps, lui avait dit Tania. On croirait que tu regrettes notre voyage, que tu es pressé de rentrer.

— J’aime le voyage que nous avons fait, avait-il répondu, mais j’aime aussi notre maison d’Armavir et la vie que nous y mènerons.

Malgré cette affirmation, Tania ne pouvait s’habituer ni à la maison ni aux coutumes de sa belle-famille. Elle se retenait de pleurer à l’idée que ces longues routes vertigineuses, et ces neiges de diamant, et ces ciels du gouffre marin, aboutissaient à une chambre close, avec du tulle aux fenêtres et des pantoufles brodées sous la table de nuit. Elle déplorait que ses parents eussent déjà quitté la ville.

Elle leur écrivait de longues lettres tristes. Un moment, elle se crut enceinte. Mais cette joie même lui fut refusée.

La demeure des Danoff était une vaste bâtisse européenne, construite sur quatre rues, et enfermant une cour carrée où étaient les écuries et les entrepôts. Trois façades sur quatre étaient réservées aux vitrines des Comptoirs. Le quatrième corps de l’immeuble, qui donnait sur la rue Voronianskaïa, était destiné à l’habitation. La grand-mère de Michel dirigeait avec autorité sa famille. Ni Alexandre Lvovitch ni Michel n’osaient désavouer les ordres de l’aïeule. La maison abritait aussi un nombre variable de vieilles Arméniennes, de collaborateurs chenus d’Alexandre Lvovitch, de petits-cousins, de petites-cousines, et toute une valetaille paresseuse, obséquieuse et inutile. Les pièces étaient immenses, avec de hauts plafonds, de grandes fenêtres limpides et des parquets de fine marqueterie. Les meubles, de style Louis XVI, tout neufs, cloutés d’or et saucés d’un vernis luisant, s’alignaient sagement le long des parois comme pour une vente aux enchères. Il n’y avait pas un tableau aux murs, pas un dessin, pas une photographie. Les vases étaient privés de fleurs. Les portes ne grinçaient pas. L’air ne sentait que l’encaustique et la naphtaline. D’ailleurs, la plupart des pièces étaient inhabitées et ne servaient que pour les repas de mariage, de baptême et de funérailles. Michel et Tania avaient reçu en partage un petit appartement de quatre chambres, au deuxième étage de la maison. L’une de ces chambres était dédiée aux futurs enfants du jeune couple. L’aïeule avait demandé qu’on la cirât et qu’on l’époussetât régulièrement, comme si elle eût été occupée déjà par un héritier exigeant.