Выбрать главу

Le premier soin de Tania, lorsqu’elle revint à Armavir, fut de modifier l’ameublement de son boudoir. Le canapé, la table, la psyché, les fauteuils étaient poussés contre le mur, selon la tradition familiale. Tania installa sa table devant la fenêtre, la psyché prit place, en biais, dans un coin de la pièce, les fauteuils émigrèrent au milieu du champ libre, et le canapé s’avança en jetée jusqu’à trois pas de la porte. Plus tard, des vases surgirent, pleins de fleurs et de branches. Les rideaux se laissèrent saisir par des embrasses de cordons dorés. De petites lampes discrètes s’épanouirent sur des guéridons arabes. Et quelques tableaux, envoyés d’Ekaterinodar, plaquèrent sur des cloisons monotones des frondaisons vertes traversées de soleil, des fichus rouges de paysannes et des ciels bleus pommelés de nuages blonds. La mère de Michel s’épouvantait de cette insolence. Parfois, tandis que Tania rangeait sa chambre avec la servante qui était affectée à son service, Marie Ossipovna passait le nez par l’entrebâillement de la porte et lâchait un faible cri scandalisé :

— Hein ? Hein ? Tu as encore tout mis à l’envers, ma fille. Hein ? Ce n’était pas bien avant toi, sans doute ?

— Tous les meubles étaient contre le mur, disait Tania.

— Et maintenant, ils nagent. Comme chez une folle ! Hein ? Ça me rendrait malade d’habiter une chambre pareille !

Et elle s’en allait en hochant la tête.

Ayant arrangé les chambres à son goût, Tania ne sut plus que faire. La mère de Michel dirigeait le ménage sous les ordres de l’aïeule et n’admettait pas que sa bru vînt l’aider ou la conseiller dans sa tâche. Les promenades en ville étaient interdites à la femme d’un Danoff, car n’importe quel va-nu-pieds aurait pu la dévisager dans la rue. La famille Danoff n’avait pas de relations parmi la jeunesse d’Armavir, et les convenances s’opposaient à ce que des étrangers rendissent visite à une mariée de fraîche date. Michel, enfin, qui restait au bureau de huit heures du matin à une heure de l’après-midi, et de trois heures à sept heures du soir, ne voyait Tania qu’aux heures des repas et se couchait tôt parce que son travail le fatiguait à l’excès.

À plusieurs reprises, Tania s’était rendue aux Comptoirs pour bavarder avec Michel. Elle n’ignorait pas que ce caprice de jeune femme était jugé sévèrement par la famille et les employés. Mais l’envie de se distraire un peu lui faisait braver les réprobations. Elle aimait bien ces magasins animés et clairs, où défilaient tant de visages différents. Les murs étaient bardés de rayons, où s’entassaient des rouleaux de draps multicolores. Des tables de chêne foncé longeaient les cloisons. Et, au centre de chaque pièce, s’érigeait un comptoir de forme carrée, sorte de bastion en bois plein, où le vendeur principal se démenait comme un diable dans sa boîte. Les commis, vêtus de vestons et coiffés de calottes d’étoffe noire, avaient tous un crayon derrière l’oreille, un mètre en tissu dans la poche et un revolver au côté. Ils mesuraient les draps avec de grands gestes d’oiseaux prêts à prendre l’essor. Ils criaient d’une voix forte des métrages sensationnels et des prix de vente détaillés au kopeck. Docile comme l’écho, le comptable, assis devant son boulier, répétait les chiffres et faisait claquer les billes de bois d’un geste preste d’escamoteur.

— Soixante archines de madapolam « Sourire de Paris », quinze archines de drap givré, disait le commis.

— Vu… Vu…, disait le comptable.

La porte battait au vent. Les acheteurs entraient, sortaient, piétinaient en file devant les vendeurs débordés :

— Alors ? C’est pour aujourd’hui ou pour demain, fiston ?

On trouvait là des clients venus pour le compte des maisons de détail de Stavropol et de Rostoff. Ils avaient de petites moustaches frisées comme des crottes, des cheveux lisses, des joues roses. Une rangée d’épingles était plantée dans le revers de leur veston. À côté d’eux, stationnaient des Tcherkess, raides et fiers, harnachés de revolvers et de poignards d’argent, des Tchetchen aux souliers de cuir léger, des Khevsour en redingote de drap bleu tombant jusqu’à mi-jambes, et des Tartares en bonnet conique. Tout ce monde se bousculait, se chamaillait, mêlant les idiomes, palpant à pleins doigts les marchandises dépliées, soupesant les velours, élevant les satins vers la lumière des vitres. Les vendeurs, excédés, couraient d’un client à l’autre, répondaient en russe, en tcherkess, en arménien, en géorgien. Des chevaux hennissaient devant les magasins. L’affaire conclue, l’étoffe coupée, les acheteurs s’avançaient vers la caisse, tiraient quelques roubles en papier, glissés dans la tige de leur botte, les comptaient avec de gros doigts malhabiles, grognaient :

— Fais-le-moi cinquante kopecks moins cher.

— On ne peut pas. Le prix est le même pour tout le monde.

— Au grand Bazar du Caucase ils vendent à meilleur compte…

— Alors, va te servir chez eux.

— Allah ! Allah ! Comme tu parles à un vieil ami de la maison ! Moi qui voulais t’apporter un fromage de chèvre…

Puis, les acheteurs chargeaient les colis d’étoffe sur leurs épaules et s’éloignaient d’un pas lourd en criant :

— Place… Place…

Aux heures de la prière musulmane, tous les Circassiens mahométans qui se trouvaient dans le magasin se rendaient par petits groupes vers le fond de la salle, où des tapis individuels avaient été disposés à leur usage. Là, ils se prosternaient, serrés l’un contre l’autre, les bras écartés, et le visage tourné dans la direction de La Mecque.

Un jour, certain vendeur arménien, un tout jeune homme, engagé la veille, pouffa de rire en regardant un vieux Tcherkess aplati sur le sol à quelques pas de lui. Le vieux Tcherkess ne broncha pas d’une ligne. Mais, la prière achevée, il s’avança nonchalamment vers le gamin. Son visage exprimait une résolution tranquille. Arrivé en face du commis, il cracha par terre, poussa un cri de gorge et, tirant son poignard, se précipita sur le malheureux. Un hurlement secoua la bâtisse. Le commis fuyait comme un rat le long des comptoirs encombrés d’étoffes. Le Tcherkess, la figure tordue, les yeux déments, le poursuivait à longues enjambées. Il allait le rejoindre, lorsque d’autres vendeurs s’interposèrent et saisirent le vieillard aux épaules. Des acheteurs tcherkess accouraient déjà vers le groupe, le pistolet à la main. Il y eut une bousculade, un éclatement de jurons incompréhensibles. Un coup de revolver claqua sec, et la balle se logea dans le plafond. Deux employés barricadaient la porte pour interdire l’accès du magasin à la foule de badauds qui emplissait la rue. Le gamin qui avait déclenché la bagarre était effondré sur une chaise. Blême, la mâchoire tremblante, il gémissait :