— Ils sont fous, fous !
Tania, épouvantée, courut chercher Michel qui se trouvait dans son bureau. Michel arma son revolver et se rendit aussitôt sur les lieux, où la dispute risquait de dégénérer en bataille rangée entre les Tcherkess et les employés.
— Chiens de chrétiens ! grondait le vieux Tcherkess. Je vous étriperai ! Je vous saignerai ! Je brûlerai votre baraque impure ! Où est le patron ?
Michel s’avança, pâle et calme, vers le vieillard, le salua et fourra ostensiblement son revolver dans sa poche. Tania se blottissait derrière l’épaule de son mari et lui soufflait à l’oreille :
— Sois prudent, Michel !
— Ce fils de mulet a osé rire pendant la prière ! dit le Tcherkess d’une voix essoufflée.
— Je sais, dit Michel. On t’a insulté dans tes croyances, et nul n’a le droit de mépriser la religion d’autrui. L’homme qui t’a injurié sera chassé de la maison. Es-tu satisfait ?
— Non, dit l’autre, je veux qu’il demande pardon à Allah de l’offense qu’il lui a faite.
Un murmure d’approbation parcourut le groupe des Circassiens :
— Oui, oui, l’amende honorable…
— Allah n’est pas offensé par les injures d’un chrétien, dit Michel.
— Alors, qu’il demande pardon à son Dieu !
— Il le fera, dit Michel. Je te le promets.
Le vieux s’apaisa et rentra son poignard dans sa gaine.
— Qu’es-tu venu acheter chez moi ? demanda Michel.
— Du drap noir pour trois tuniques.
— Je te le donne. Oublie le malentendu qui nous a séparés.
Le Tcherkess se mit à sourire en balançant la tête :
— Allah ! Allah ! Tu sais les paroles qui font plaisir Ouvre ta main.
Michel tendit la main, et le vieillard appliqua trois tapes sur la paume.
— Tu es mon ami, dit-il. Je t’enverrai du miel.
Les employés ouvrirent à nouveau les portes : Michel accompagna le vieillard et ses camarades jusqu’au perron, où les attendaient des chevaux et des charrettes attelées de bœufs.
À la suite de cet incident, Michel interdit l’accès des magasins à sa femme.
— Ta place n’est pas ici, dit-il. Je n’aime pas que les employés te dévisagent pendant que tu te promènes entre les comptoirs. C’est une question de… d’honneur ! L’honneur des Danoff est en jeu !
Tania renonça donc à cette dernière distraction. Elle se levait tard, s’ingéniait à traîner devant sa table de toilette, feuilletait quelques journaux, écrivait quelques lettres. Parfois, une femme de chambre accourait pour la convoquer d’urgence chez l’aïeule. La grand-mère était installée dans un fauteuil, au centre de son salon particulier. Sa tête était recouverte d’un châle noir. Et elle tenait la canne d’ébène à pommeau d’or en travers de ses genoux. Autour d’elle, siégeaient la mère de Michel, quelques parentes anonymes et une dizaine de ces Arméniennes, crochues et sordides, qui formaient sa cour ordinaire. À peine Tania avait-elle franchi le seuil, que la conversation s’arrêtait net, tous les regards convergeaient sur elle.
— Dis bonjour, ordonnait l’aïeule.
Et Tania disait bonjour à toutes ces femmes qu’elle ne connaissait pas. Les invitées tâtaient au passage l’étoffe de sa robe, se levaient pour l’inspecter de plus près, ricanaient, bavardaient entre elles :
— Elle est un peu maigre !
— Pourquoi se coiffe-t-elle ainsi ? Il faut tirer les cheveux.
L’aïeule tapait le parquet du bout de sa canne :
— Si mon petit-fils est assez bête pour l’aimer comme ça, il faut la laisser. L’homme est le maître.
— Hi ! hi ! ricanait quelque parente moustachue. L’homme se dit le maître…
— Chez les Danoff, il l’est, grondait l’aïeule en fronçant les sourcils.
Ce qui ne l’empêchait pas de déclarer, quelques instants plus tard :
— Mon fils ne sait pas conduire l’affaire… Quant à Michel, il parle le russe mieux que notre langue… Ça le perdra… Regardez-moi où il est allé chercher femme… À Ekaterinodar… Les femmes d’Ekaterinodar ne font pas d’enfants… C’est connu…
Et elle ajoutait, tournée vers Tania :
— Ah ! tu es là ?… Ça va comme ça, tu peux te retirer, ma fille.
Tania quittait la pièce, tandis que, derrière elle, résonnaient déjà de petits rires serviles et des plaisanteries en patois.
Elle s’enfermait dans sa chambre pour attendre le déjeuner. Pendant le déjeuner patriarcal, servi pour douze personnes et présidé par l’aïeule, il lui était impossible de parler à Michel sans que tout le monde fît silence pour entendre ce qu’elle disait. Après le repas, Michel retournait au bureau, et Tania, écœurée et morne, se couchait et tentait de dormir pour tuer le temps.
À la longue, cette oisiveté devenait intolérable. Tania abordait chaque journée nouvelle avec épouvante, parce qu’elle savait d’avance les gestes qu’elle ferait, les visages qu’elle verrait, les paroles qu’on lui dirait jusqu’à l’heure des lumières éteintes. La morgue austère des Danoff tuait sur place toute chance de gaieté ou d’action personnelle. Il y avait un cercle mort autour de Tania, et elle tournait dans ce cercle comme une prisonnière. Souvent, elle revenait aux souvenirs de sa libre jeunesse. Elle se rappelait la maison fleurie d’Ekaterinodar, pleine de courants d’air, de robes vives, de visites, où les portes claquaient, où les bonnes riaient, où Constantin Kirillovitch fredonnait, en rentrant, des chansons gaillardes qui offusquaient sa femme. Elle s’imaginait petite fille, courant avec ses sœurs et ses frères vers le docteur. « Renversez-moi, les enfants ! » disait-il. Et les enfants le bousculaient sur le canapé avec des cris stridents, lui retiraient ses souliers et lui apportaient ses pantoufles fourrées. Elle évoquait aussi les fêtes de Pâques en famille, avec les œufs coloriés, dressés en pyramide, et chaque enfant choisissait un œuf, et l’on choquait les œufs l’un contre l’autre, et le champion avait droit à une double ration de chocolat.
Que tout cela était loin ! Que tout cela était beau ! Comme elle se retrouvait pauvre, après tant de richesse facile ! Michel ! Michel ! Il l’avait si bien comprise avant leur mariage ! Pourquoi ne la comprenait-il plus à présent ? Il semblait qu’après l’avoir épousée, qu’après l’avoir amenée dans sa ville, dans sa maison, dans sa famille, il eût renoncé tout à coup à lui plaire et à s’occuper d’elle comme elle le méritait. Avec un égoïsme tranquille, il négligeait sa femme pour se consacrer à ses affaires. Ignorait-il donc à quel point elle souffrait de son absence ? Elle ne voulait pas, par fierté, lui parler de sa peine. Et, cependant, elle avait plus que jamais besoin d’attention, d’adulation, de tendresse. Elle rêvait d’un concert de louanges perpétuelles : « Tu es ravissante !… Tiens ? Tu as changé de coiffure !… Tu me plais tant que je n’irai pas au bureau aujourd’hui !… » Ah ! il était dommage qu’elle aimât tellement Michel ! Si elle ne l’avait pas aimé, elle eût désobéi avec délices aux règles de la bienséance. Elle n’eût pas hésité à quitter le foyer des Danoff, à récolter quelque soupirant, ou à mener l’existence dangereuse des femmes seules. Souvent, elle songeait à ce qu’eût été sa vie auprès de Volodia. Celui-là, au moins, se moquait des convenances et ne craignait pas d’afficher ses sentiments au nez des imbéciles. Bravant le risque, il était venu sur place pour assister au mariage. Peut-être même avait-il eu l’intention de tuer Tania et Michel ? C’était admirable ! Où se trouvait-il à présent ? À Ekaterinodar ? À Moscou ? Hors de Russie ? Tania n’osait pas interroger Michel à ce sujet. Une seule fois, elle s’était aventurée à lui demander si Volodia avait bien quitté la ville au lendemain de la cérémonie. Et il lui avait répondu « oui » d’un air bourru et triste. En vérité, elle regrettait que Volodia ne fût plus là, jaloux et vindicatif. Non qu’elle fût éprise de lui, certes, mais la présence du jeune homme à Armavir eût signifié clairement qu’il était amoureux et que rien ne pouvait le consoler d’elle. Cet hommage indirect était appréciable. Et puis, il y avait l’attrait du danger permanent qu’incarnait Volodia. Avoir peur, c’était déjà n’être plus désœuvrée. Or, elle n’avait même pas le droit d’avoir peur. Sa vie était préservée de toute joie et de tout malheur exceptionnel. Elle n’existait que pour manger, dormir, se laver, s’habiller et embrasser son mari entre les heures de bureau. Combien de semaines, combien d’années durerait cette torture lente et douce ?