Выбрать главу

Un jour qu’elle pleurait, le visage caché dans son oreiller, elle entendit frapper à la porte. Avant qu’elle eût pu dire un mot, le père de Michel s’avançait vers elle à petits pas silencieux.

— Chut ! dit-il. Je viens en passant. À déjeuner, je t’ai trouvée très pâle, très nerveuse. Je voulais te consoler un peu.

Son beau visage régulier, à la barbe grise, aux yeux intelligents et clairs, exprimait une réelle tendresse. Tania lui prit la main et murmura :

— Je vous remercie. Mais je n’ai pas besoin d’être consolée.

— Si, si, dit-il en s’asseyant près d’elle. Michel est trop jeune pour se douter de ton chagrin. Mais moi, qui suis un vieux bonhomme et qui ai de l’affection pour toi, je sais tout ce qui se passe dans sa tête. Tu t’ennuies, n’est-ce pas ?

Tania haussa les épaules :

— Vous trouvez que c’est drôle ici ?

— Non, dit-il. Mais tu n’as pas épousé Michel pour t’amuser.

— C’est charmant !

— Michel a beaucoup de travail. Il doit se mettre au courant de toutes mes affaires pour pouvoir me remplacer bientôt. Et, afin qu’il ait l’esprit libre, il faut que tu te sacrifies, que tu lui donnes l’impression d’une épouse heureuse, que tu lui mentes charitablement, comme seule une femme sait mentir.

— C’est ce que je fais.

— Il ne faut pas le faire avec rage. Il faut le faire avec abnégation. Alors, ta peine sera plus douce.

Tania regardait cet homme souriant, et, comme toujours en face de lui, elle éprouvait un sentiment de quiétude. Elle soupira :

— Je veux bien vous croire. Mais encore me faudrait-il une compensation quelconque ! Or je n’ai rien. Je ne vois personne, je ne sors jamais, je…

— Tu nous juges bien barbares de t’interdire ces petites distractions, mais la coutume du pays exige cette sévérité vis-à-vis des femmes. Et Michel serait très mal vu s’il transgressait la règle. Laisse-moi faire. J’ai une idée.

Il cligna de l’œil :

— Que dirais-tu si j’obtenais pour toi l’autorisation de te promener une fois par jour en calèche, aux environs de la ville ?

Tania sourit tristement :

— Ce n’est pas très original.

— Cela t’égaiera tout de même. Et ainsi, au moins, tu auras l’impression que j’ai fait quelque chose pour toi. Je veux que tu me considères comme un ami… un peu comme ton père ! Ton père est plus drôle que moi, bien sûr. Mais, sous le rapport de l’affection, tu n’auras pas à te plaindre de moi. Allons !… C’est entendu ! Et pas un mot de notre complot, petite fille.

Désormais, chaque jour, à quatre heures de l’après-midi, une calèche, attelée de deux chevaux à pompons rouges et bleus, vint se ranger devant la maison des Danoff. Tania, en grande toilette, montait dans la voiture. Une soubrette arrangeait sa robe autour d’elle et lui recouvrait les jambes avec une fourrure d’ours blanc. Puis, fendant la foule des curieux, l’équipage s’ébranlait à travers les rues clapotantes de neige boueuse. Des cochons grognaient, des poules s’envolaient avec des caquètements affolés devant les roues. L’itinéraire invariable du phaéton avait été fixé en famille. Après avoir labouré la vase noire de la cité, les chevaux dépassaient la caserne et longeaient au petit trot les eaux rapides et jaunes du Kouban. Un grondement irrégulier venait du fleuve. Sur le pont de fer qui enjambait le courant, un train glissait, mince, noir, entortillé de fumées livides. Puis, c’était la plaine. La plaine, plate et grise, qui s’usait, très loin, en vapeur. Le cocher arrêtait ses bêtes. Tania se dressait dans la voiture et demeurait debout, un instant étonnée d’être vivante dans ce désert. Il faisait froid. De gros nuages flottaient dans le ciel. Une odeur pure montait de la neige fondante. Un cheval secouait ses clochettes limpides. Très loin, des charrettes à bœufs suivaient une route de rêve. On entendait une voix sans âme qui criait « Ho ! Ho-ô ! »

Un Tcherkess dépassait le convoi au trot de sa monture minuscule.

Le cocher regardait sa montre :

— Il est l’heure de rentrer, barinia.

Et c’était le retour, par les mêmes chemins, vers les mêmes maisons, vers la même tristesse.

Un soir, vers la fin du mois d’avril, la calèche de Tania croisa un cavalier qui galopait le long du Kouban. L’uniforme tcherkess à cartouchières était un peu trop large pour lui. Il se tenait difficilement en selle, le buste renversé, les jambes écartées d’une façon comique. Son visage maigre était bleui par le vent de la course. Tania poussa un cri en le reconnaissant. Volodia se retourna sur sa selle, regarda la jeune femme et cravacha sa bête.

— Ça s’habille en Tcherkess et ça monte à cheval comme une soupière, dit le cocher avec un mépris souverain.

Le cœur de Tania sautait violemment dans sa poitrine. Elle éprouvait de la difficulté à reprendre son souffle, à dominer son tourment. Plusieurs fois, elle fut tentée de se retourner, afin de voir si Volodia n’avait pas rebroussé chemin pour la suivre. Pourquoi était-il revenu ? Depuis quand était-il revenu ? Elle cria dans le dos du cocher :

— Eh ! C’est Volodia Bourine qui est revenu, n’est-ce pas ?

— Oui, ça fait deux jours qu’il est là, dit l’autre par-dessus son épaule. Il a loué un appartement à l’hôtel, en face des Comptoirs.

— Quoi ? Quoi ? Un appartement ?

— Trois chambres sur la façade. Pour sa femme et pour lui. J’ai demandé au concierge.

— Quelle femme ?

— Une de Moscou, je crois. Elle viendra le rejoindre quand tout sera arrangé. Ce sera leur voyage de noces. Puis, ils iront à Ekaterinodar…

Tania baissa la tête, frappée d’une horreur subite. Volodia marié ! Cela paraissait inconcevable ! Il l’avait fait par dépit, sans doute. Avec la première venue. Et il ne s’installait à Armavir que pour la narguer, elle, Tania, pour lui prouver qu’il l’avait oubliée, qu’elle était remplacée, qu’elle ne comptait plus. Pourquoi Michel ne l’avait-il pas avertie de cet événement ? Il était au courant, bien sûr, du mariage de Volodia. Et il n’avait rien dit. Craignait-il d’affecter ou d’effrayer Tania en lui annonçant brusquement la nouvelle ? Ou espérait-il encore empêcher Volodia (par quel moyen ?) de séjourner à Armavir avec sa jeune femme ? Une autre question tourmentait Tania : cette créature que Volodia avait choisie, qui était-elle ? Comment était-elle ? Elle tentait d’imaginer un visage banal, une robe terne, des cheveux sans éclat.