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Puis, tout à coup, ses idées se brouillaient, et elle sentait qu’elle ne pouvait plus réfléchir à rien d’autre qu’à ce fait brutal, inexplicable, excellent « Volodia est ici. Volodia est revenu pour me voir. » Dès son retour à la maison, elle raconterait tout à Michel et lui reprocherait de ne pas l’avoir prévenue. Maintenant, prise d’une hâte nerveuse, elle frappait le dos du cocher et lui ordonnait de presser les bêtes. Comme la calèche traversait les faubourgs, elle crut s’évanouir d’impatience, Enfin, la rue, les vitrines, la porte. Tania sauta hors de la voiture et se précipita dans le vestibule. Le silence glacial de la demeure arrêta son élan. Avant qu’elle ait eu le temps de se ressaisir, Michel était devant elle, avec un visage pâle et fatigué qui annonçait le malheur. Oubliant son trouble récent, Tania murmura :

— Quoi ? Qu’y a-t-il ?

— Grand-mère a eu une attaque. Le docteur prétend qu’elle ne passera pas la nuit. Surtout ne t’inquiète pas si tu entends hurler dans la maison : ce sont les pleureuses.

Jusqu’à la nuit, les pleureuses sanglotèrent à pleine voix et récitèrent les mérites exceptionnels de la mourante. On avait interdit à Tania l’entrée de la chambre où reposait l’aïeule. La jeune femme se tenait dans un petit salon où les vieilles Arméniennes venaient reprendre haleine entre deux vocalises. Elles arrivaient, trois par trois, essoufflées, toussotantes, buvaient un verre de thé et retournaient à la tâche :

— Oh ! notre bienfaitrice ! Pourquoi nous quittes-tu si tôt ? Tu étais trop parfaite sans doute, et c’est pour ça que Dieu te rappelle à sa droite ! Ah ! Oh ! Que ne pouvons-nous te suivre dans la tombe ! Oh !

À minuit, Michel envoya chercher un prêtre. Les pleureuses s’installèrent pour une collation autour de la table servie. Leur office achevé, elles se retrouvaient entre elles, indifférentes et lasses :

— Je me demande ce qu’elle nous laissera ! disait l’une.

— On aurait dû lui parler de sa grande armoire. Ma fille a justement besoin d’une armoire.

La tête fatiguée par les cris des vieilles et les chuchotements des valets, Tania ne quittait plus le petit salon qu’une double porte séparait de la chambre de la malade. Elle n’avait aucune sympathie pour cette femme grasse et autoritaire qui râlait doucement dans la pièce voisine. Mais la présence de la mort dans la maison lui était pénible. Accoutumée à une existence simple et pâle, elle supportait mal que deux événements d’une égale importance marquassent une seule journée : le décès de l’aïeule et la rencontre de Volodia. Il semblait que chacun de ces faits sensationnels l’empêchait de penser convenablement à l’autre. Son esprit sautait de la grand-mère à Volodia, de la mort à la vie, de la tristesse à l’espoir, au point qu’elle en était étourdie. Elle monta se coucher à trois heures du matin. Mais Michel ne put la rejoindre, car il avait résolu de passer toute la nuit au chevet de la malade. À l’aube, Tania était de nouveau dans le petit salon. Les pleureuses, aux visages bouffis de fatigue, se restauraient en buvant du thé kalmouk dans de grosses tasses de porcelaine bleue. Michel surgit en coup de vent. Une barbe rare lui hérissait les joues. Ses yeux étaient rouges et faibles. Il dit :

— Ah ! te voilà. On jurerait qu’elle se porte un peu mieux. Le médecin a repris confiance…

Puis il rentra dans la chambre de sa grand-mère. Tania, assise à la croisée, détournait la tête pour ne pas voir les vieilles qui lapaient gloutonnement leur infusion beige et odorante. Le bruit de leurs langues mouillées, leurs reniflements, leurs plaisanteries pâteuses, exaspéraient son intransigeance. Machinalement, elle écarta le rideau de voile qui masquait les vitres et regarda la ville pluvieuse. Et, tout à coup, son cœur bascula dans sa poitrine. Le salon de l’aïeule donnait sur la rue Voronianskaïa. De la fenêtre, on voyait bien la façade plate et mouillée de l’hôtel. Quatre croisées au troisième étage, retenaient son attention. Des peintres s’affairaient dans les pièces, avec leurs échelles et leurs seaux baveux. Parmi eux, le chapeau sur la tête, les mains dans les poches, se trouvait Volodia. Tania laissa retomber le rideau et jeta un rapide coup d’œil vers les pleureuses. L’une d’elles avait aperçu son geste :

— Tu regardes la maison d’en face ? Il a choisi l’hôtel le plus proche. Exprès, le fils de chien. Et il fait repeindre les chambres. Comme si elles n’étaient pas assez belles ! Ça t’amuse ?

Tania se leva brusquement et quitta le salon où les petites vieilles riaient et claquaient des mains.

La grand-mère mourut dans la nuit. Les funérailles furent suivies par un peuple nombreux de parents, d’amis et de protégés. Les pleureuses se surpassèrent. Après l’enterrement, tous les hommes du cortège se réunirent dans le grand salon pour un repas froid. Et toutes les femmes s’installèrent dans le salon voisin, autour d’une table à thé. Tania, étant la plus jeune des Danoff, était chargée d’assurer le service à l’exclusion des domestiques. Elle détestait cette assemblée de vieilles, aux visages râpés, aux yeux voleurs, aux épaules entortillées de voiles funèbres. On eût dit une rangée de corbeaux, accroupis sur une tombe. Elles jacassaient entre elles, se chipaient les meilleurs morceaux, réclamaient du thé et des confitures, sans vergogne.

— Donne-moi des gâteaux, disait l’une d’elles en se tournant vers Tania.

— Vous en avez sur votre assiette !

— Et alors ? Tu es aussi avare que la grand-mère, je pense ! Ah ! misère ! misère !

Tania tendit le plat de gâteaux, et la vieille se servit des deux mains, avec une hâte sauvage, engouffra un morceau dans sa bouche élastique, en glissa un autre dans la poche de sa robe. La pleureuse mâchait, et toute sa figure se plissait selon le jeu de ses fortes mâchoires. Des miettes de pâtisserie pendaient au coin de ses lèvres velues. Entre deux bouchées, elle s’étrangla et but une gorgée de thé. Puis, elle se caressa le ventre du bout des doigts, cligna de l’œil et dit :

— Elle n’en mangera plus, la pauvre défunte.

Tania songeait avec terreur à la portée de cette oraison funèbre. Elle imaginait la vie de cette aïeule, que Michel lui avait si souvent racontée. Elle avait épousé à quatorze ans un homme de trente ans, qui l’avait enlevée, suivant l’usage, après avoir payé le tribut en bétail et en étoffes. Des compagnons de la jeune fille avaient poursuivi le voleur en tirant des coups de feu pour ameuter le village. Puis, la jeune fille ayant déclaré qu’elle acceptait d’être la femme de son ravisseur, le mariage avait eu lieu dans la petite église d’Armavir. Et ç’avait été la vie recluse, les besognes ménagères, les enfants. La femme n’apparaissait aux yeux des étrangers que sur l’ordre de son maître. Elle ne prononçait pas le nom de son mari devant les personnes de son entourage. Les années passaient, sans qu’elle vît autre chose que les rues d’Armavir et les Comptoirs Danoff, et la steppe, la steppe jusqu’à s’en fatiguer les yeux. Son fils se mariait ; des enfants naissaient ; l’héritier de la famille prenait femme à son tour. Et l’aïeule, respectée, ignorante et lasse, mourait enfin, entourée de vieilles hargneuses qui poussaient des glapissements. Et, après sa mort, ses amies croquaient des friandises, daubaient sur son compte et disaient « Elle n’en mangera plus, la pauvre défunte. »