Selon les ordres de Grunbaum, Nicolas et Zagouliaïeff devaient se tenir aux abords du Kremlin, pour assister à l’entrée de l’empereur dans sa forteresse, et préparer un rapport sur les manifestations du public durant le défilé.
La date de l’entrée solennelle de l’empereur au Kremlin était fixée au 9 mai, le couronnement et le sacre étant prévus pour le 14. Le 9 mai, dès les premières heures de la matinée, Nicolas et Zagouliaïeff se rendirent à leur poste, sur la place Rouge, face à la porte du Sauveur, dont la tour gothique, surmontée d’un aigle bicéphale, coupait la ligne des remparts crénelés. Des estrades avaient été dressées sur les deux longs côtés de la place. Une foule compacte de privilégiés encombrait les gradins de bois, et, plus bas, le menu peuple se tassait entre le rebord des tribunes et la double rangée de soldats qui limitaient le champ réservé au cortège. Nicolas et Zagouliaïeff se glissèrent, en jouant des coudes, jusqu’à rejoindre la haie serrée des factionnaires. Entre les baïonnettes parallèles, ils découvraient l’espace libre de la place, dominée par la masse rouge du Kremlin, avec ses oriflammes orange ou tricolores, ses tours piquées de lampes, et ses coupoles resplendissantes d’or et de soleil. À gauche, la place était fermée par la cathédrale Saint-Basile aux onze chapelles couronnées de dômes en forme d’ananas et d’oignons. À droite, l’accès de la place était marqué par la double porte ibérienne, entre lesquelles se trouvait la chapelle de la Mère de Dieu, qui serait la première halte du tsar. Des grappes de spectateurs couvraient l’énorme monument en bronze de Minin et Pojarsky. Des bordures de têtes hérissaient les créneaux du Kremlin. Des troupeaux de fourmis stagnaient sur les toits des immeubles. Devant les églises, se tenait le clergé, en habits sacerdotaux de drap d’or, entourant les images.
Le ciel, assombri la veille, s’était éclairci au matin du grand jour, et quelques rares nuages traînaient sur un fond d’azur convalescent. Il faisait doux. Un vent léger jouait avec les bannières et les drapeaux des édifices. De quart d’heure en quart d’heure, les carillons scandaient l’attente, et des nuées de pigeons et de moineaux s’envolaient des clochers et tournaient au-dessus des têtes. Déjà, des vendeurs de kwass et de pâtisseries circulaient parmi l’assistance et criaient leur marchandise à pleine voix. De la foule, lentement grossie, montait une rumeur qui s’étouffait, reprenait, s’amplifiait comme au signal d’un chef d’orchestre. Nicolas retrouvait dans sa poitrine cette sensation terrifiante qu’il avait éprouvée lors de la distribution des tracts à l’usine Prokhoroff. Pris dans la masse du peuple, il en subissait les pulsations secrètes, comme si sa chair eût été liée à toutes ces chairs, arrosée du même sang, animée de la même conscience. Il avait beau se répéter que ces fastes byzantins n’étaient que des parades de foire, derrière lesquelles se dérobaient la misère et la faiblesse honteuses d’un régime condamné, il avait beau s’affirmer que l’amour du moujik pour son souverain n’était qu’une tradition puérile dont le socialisme aurait vite raison, une sorte d’angoisse bienheureuse lui chavirait le cœur à chaque coup de cloche. Pour se défendre contre son exaltation naissante, il échangeait quelques mots avec Zagouliaïeff, qui, costumé en ouvrier, la casquette sur l’oreille, le mégot aux lèvres, contemplait la place avec un sourire de mépris. De temps en temps, Zagouliaïeff lâchait à mi-voix une réplique destinée à édifier ses voisins sur la vraie signification de la fête :
— Ils en ont mis de l’or, et des drapeaux, et des estrades ! grognait Zagouliaïeff. Mais qui paiera la note, sinon le peuple ?
— Le fait est qu’on s’en serait passé, dit Nicolas, avec une conviction hâtive.
Une paysanne en fichu, dont la figure était frappée de trois taches roses, aux joues et au menton, répondit avec humeur :
— Si tu t’en serais passé, pourquoi es-tu venu voir la cérémonie ?
— Il habite à côté, dit Zagouliaïeff. Il aurait eu tort de ne pas se déranger.
— Et moi, j’habite Toula, dit un grand moujik à la barbe rousse et au caftan déchiré, et j’ai une jambe de moins, et je marche sur des béquilles, et voilà, je suis venu.
— Pourquoi ? dit Zagouliaïeff. Tu crois que le tsar te rendra ta jambe ? Il aurait suffi de quelques roubles prélevés sur les crédits du sacre pour acheter un appareil sanitaire aux malheureux estropiés, mais le tsar a préféré laisser crever les invalides, et dépenser des millions pour commander des drapeaux, des cierges et des uniformes.
Le paysan cligna de l’œil :
— Le tsar a peut-être plus besoin de drapeaux et d’uniformes que moi d’une jambe articulée.
— Sans doute, s’écria Zagouliaïeff, parce que sans drapeaux et sans uniformes l’empereur n’existe plus, l’empereur n’est plus qu’un homme comme toi et moi !…
— Oui, dit la paysanne, mais il a les drapeaux et les uniformes, et comme ça il est plus fort que toi, et, si ça ne te plaît pas, tu n’as qu’à rentrer chez toi !
Il y eut des rires autour de la femme. Quelqu’un cria :
— Bravo, Akoulina ! Tu lui as cloué le bec !
— Les imbéciles ! dit Zagouliaïeff. Il suffit qu’on sorte les icônes et qu’on pende des torchons tricolores aux mâts de la ville pour qu’ils ravalent leur rancune et deviennent doux comme des moutons !
Un vendeur de boissons traversa le groupe, et le moujik estropié se paya une rasade de kwass :
— À la santé de notre petit père, dit-il. Ah ! comme je vais hurler quand il passera devant nous !
— Il ne te verra même pas, dit Nicolas.
— C’est vrai, il ne me verra pas, dit le moujik. Mais il m’entendra. Et, comme ça, il saura qu’il y a dans la foule un Ivan Kousmitch, qui est venu avec ses béquilles, et qui gueule pour lui jusqu’à s’en déchirer la gorge. Ça lui fera plaisir.
— Et tu iras aussi à la Khodynka ? demanda Nicolas en souriant.
— Bien sûr que j’irai, mon petit. J’attendrai toute la nuit qu’on me laisse entrer dans le champ. Et je recevrai des cadeaux de l’empereur, et un petit gobelet de métal à son chiffre. Quand les fêtes seront finies, j’emporterai le petit gobelet dans mon village, près de Toula, et je le poserai devant les icônes, et je n’y boirai que les dimanches !
— Laisse-le, Nicolas, dit Zagouliaïeff. Tu perds ton temps. Ceux-là aussi, nous saurons les convaincre. Mais plus tard, plus tard…
Un nuage voila le soleil, et une rumeur consternée monta des tribunes. Puis, le soleil revint et des voix crièrent :
— Le soleil du tsar !
Le vent jouait avec la poussière blonde, sur la place. Un frisson agita le front régulier des troupes. La tenue des baïonnettes se rectifia selon un ordre bref. Et, sur l’océan houleux de la foule, il y eut un mouvement de visages roses, de mains, de chapeaux, un tremblement de couleurs minuscules, un tassement de confetti pressés.
Soudain, le canon tonna. Le bourdon de la cathédrale de l’Assomption donna le signal, et toutes les cloches de toutes les églises de la cité carillonnèrent à la volée. Un grondement uniforme secouait la ville. Le sol tremblait. Les oreilles devenaient énormes. Nicolas, les jambes molles, la tête vide, regardait, dans les clochers, les sonneurs, juchés sur des escabeaux, et qui disparaissaient à mi-corps sous le manteau des cloches. Des nuées d’oiseaux tournaient dans le ciel. Les oriflammes claquaient au vent. Les parures dorées du clergé et les baïonnettes des troupes resplendissaient au soleil. Le cortège avait quitté le palais Petrovsky et traversait Moscou. Déjà, des voix hurlaient, dans la foule, pour annoncer l’approche de la procession. Ils étaient à la hauteur de la porte triomphale d’Alexandre Ier. Ils atteignaient le pavillon de réception de la municipalité. Non, ils n’étaient encore qu’à la maison du gouverneur général.