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— Vite ! Vite ! Notre sauveur ! criait le moujik estropié.

Une impatience rageuse gagnait Nicolas et Zagouliaïeff lui-même. Zagouliaïeff grignotait des graines de tournesol.

— Ils sont fous, marmonnait-il, fous à lier !

Et, tout à coup, une immense clameur ébranla l’espace. La procession s’était arrêtée devant la chapelle de la Vierge d’Ibérie, située entre les deux portes de la Résurrection qui donnent accès à la place Rouge. Sans doute, le tsar et la tsarine mettaient-ils pied à terre pour que le vicaire de Moscou leur présentât la croix et l’eau bénite. À présent, ils pouvaient s’avancer en paix vers la citadelle sainte du Kremlin.

Nicolas, hissé sur la pointe des pieds, le cœur battant, les yeux brûlés de poussière, regardait, au fond de la place, ce remous de dorures, de vitres et d’uniformes rouges qui annonçait l’arrivée solennelle de l’empereur.

— Les voilà, cria-t-il.

Un mugissement sauvage répondit à ses paroles. La foule bouillonnait, comme prête à faire craquer le cordon des troupes au port d’arme. Les premiers éléments du cortège firent leur apparition sur la place Rouge. Des canons tonnaient. Des cloches sonnaient une bienvenue formidable. Voici le maître de police et douze gendarmes à cheval, rangés par deux de front, les cosaques particuliers de Sa Majesté, vêtus de robes rouges, le fusil au poing, un escadron de cosaques de la garde impériale, armés de lances à oriflammes, les députés des peuplades asiatiques soumises à la Russie, l’émir de Boukhara, le khan de Khiva, les représentants de la noblesse. Voici la cohorte bariolée des valets de pied, des coureurs empanachés aux couleurs impériales, des nègres de la chambre, des musiciens, des veneurs et des piqueurs. Viennent ensuite les voitures découvertes et dorées, traînées par six chevaux, du grand maître et de l’archigrand maître des cérémonies, du maréchal et du grand maréchal de la cour, les carrosses des grandes charges et des petites charges.

— L’empereur ! L’empereur !

Nicolas, assourdi, suffoqué, écrasé, se sentait envahi par un enthousiasme stupide. Il avait oublié Zagouliaïeff, Grunbaum, les camarades. Une idée folle le traversa : « Et si le cheval de l’empereur faisait un faux pas ou s’emballait, désarçonnant le monarque devant son peuple ? Ah ! pourvu que tout se passe bien pour lui, pourvu que tout se passe bien pour la Russie ! » Une nouvelle clameur l’arracha à ses réflexions :

— Notre ange ! Notre Sauveur ! Notre petit père béni ! hurlaient des gosiers innombrables.

À la suite de deux détachements de chevaliers-gardes et de gardes à cheval, c’était l’empereur. Nicolas tira ses jumelles de l’étui et les braqua sur la silhouette mouvante. Le tsar portait l’uniforme de grande tenue de colonel de la garde, avec le cordon bleu de l’ordre de Saint-André passé en travers de la poitrine. Sa jument grise était harnachée de cuir rouge et caracolait un peu en encensant de la tête. Dans le champ arrondi des verres, s’inscrivait à présent le visage de Nicolas II : un visage fin, au nez retroussé et à la barbe courte, châtain clair. Il paraissait excessivement pâle et fatigué.

Nicolas le vit s’avancer vers lui, personnellement. Il lui sembla que les yeux doux et tristes de l’empereur l’apercevaient et l’isolaient dans la foule. Un frisson le parcourut de la nuque aux talons, comme si un contact magique venait de s’établir entre lui, misérable avocaillon socialiste, et l’autocrate de toutes les Russies. Autour de lui, la foule s’étranglait dans un rugissement de bête. Des chapeaux volaient à bout de bras. Des femmes élevaient leurs enfants au-dessus de leur front.

— Idolâtres ! siffla Zagouliaïeff.

Comme ce petit Zagouliaïeff, avec sa casquette et ses joues creuses, paraissait donc haineux, disgracieux et ridicule, auprès de l’empereur entouré de cette pompe et de cet amour.

— Vive l’empereur ! Longue vie à l’empereur ! aboyait le moujik infirme.

En vérité, Nicolas avait l’impression bizarre que le lustre de cette cérémonie rejaillissait sur lui, qu’il était purifié, ennobli par le seul spectacle de l’empereur à cheval, entouré de son escorte chamarrée. Et il ne se défendait plus contre son enthousiasme. Il était heureux de son enthousiasme. Il écoutait avec volupté le beuglement de la populace, comme si ces cris ne s’adressaient pas au tsar, mais à lui-même, comme si ce triomphe était son propre triomphe, comme si c’était lui qu’on allait couronner dans la personne du tsar. Et, vraiment, le tsar n’emmenait-il pas toute la Russie dans son sillage, n’était-il pas toute la Russie, unie dans un seul corps, dans une seule âme ? Ah ! que la Russie était grande ! Que la Russie était belle !

Le tsar, détaché de l’escorte, se rapprochait à pas lents de la porte du Sauveur. Les clameurs se turent. Le tsar retira sa toque et pénétra, tête nue, dans l’enceinte. Nicolas avait les larmes aux yeux. Un cri s’échappa de sa gorge :

— Hourra !

Le paysan infirme le poussa du coude :

— Tu as compris, maintenant ?

Les acclamations, qui avaient cessé après le passage de l’empereur, reprenaient pour saluer le carrosse doré, attelé de huit chevaux, de l’impératrice douairière et de sa fille, la grande-duchesse Olga Alexandrovna. Deux pages étaient juchés aux soupentes de la voiture. À travers les glaces, on apercevait le visage de la veuve d’Alexandre III. Il y avait si peu d’années qu’elle avait fait le même trajet solennel, en compagnie de son mari, et devant cette même foule délirante.

Après le carrosse de l’impératrice douairière, venait le carrosse de l’impératrice régnante, Alexandra Féodorovna, attelé de chevaux blancs, tenus par des palefreniers des écuries de la cour. Derrière, s’avançaient les voitures des grandes-duchesses, des princesses étrangères et des dames de la cour. Des détachements de cavalerie de la garde fermaient le cortège. Enfin, la place demeura vide, blanche, morte, entre les remparts mouvants du public.

Nicolas chercha des yeux Zagouliaïeff et le vit à quelques rangs derrière lui, qui discutait avec un cocher en tenue de fête.

— Moi, je n’ai rien vu, disait Zagouliaïeff. Mais ceux des premiers rangs m’ont affirmé qu’il ne s’est découvert qu’après avoir passé la porte du Sauveur.

Le cocher secouait sa grosse tête bouillie :

— Comment serait-ce possible ? Tout le monde se découvre en passant la porte du Sauveur, et lui, lui…

— Eh bien, lui s’est jugé trop fier, et il n’a pas voulu obéir à l’ordre de ses ancêtres.

L’homme se gratta la nuque avec application, contempla ses ongles noirs et grommela :

— C’est mauvais ! C’est mauvais !

Puis, il claqua des doigts gaiement.

— Ils t’ont menti et voilà tout, dit-il avec simplicité.

— Je ne le crois pas, murmura Zagouliaïeff.

Et, se tournant vers Nicolas, il ajouta rapidement :

— Vous, jeune homme, n’auriez-vous rien vu, n’auriez-vous rien entendu dire au sujet du passage de l’empereur sous l’image sainte ?

— Non, dit Nicolas. Je ne sais rien.

Zagouliaïeff lui décocha un regard surpris, haussa les épaules et conclut en riant :

— Eh bien, mettons que je me sois trompé !

Le cocher s’éloigna en bougonnant. Zagouliaïeff saisit Nicolas par le coude :

— Pourquoi ne m’as-tu pas soutenu devant cet imbécile ?

— Je… je ne sais pas, dit Nicolas avec lassitude. J’avais remarqué des hommes aux allures louches autour de nous… des policiers…

Il avait honte de son mensonge, de sa lâcheté. Zagouliaïeff cracha par terre.

— Froussard ! dit-il. Bourgeois indécrottable ! Ils t’ont eu comme les autres, avec leurs drapeaux et leurs cloches. Mais, sois tranquille. Sur la Khodynka, nous prendrons notre revanche. Là-bas, il y aura moins de drapeaux, et moins de cloches, et plus de peuple. On pourra travailler.

— Oui, dit Nicolas.

Il lui fallut un grand effort pour sourire à son camarade.