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— Non, dit Nicolas. Je ne sais rien.

Zagouliaïeff lui décocha un regard surpris, haussa les épaules et conclut en riant :

— Eh bien, mettons que je me sois trompé !

Le cocher s’éloigna en bougonnant. Zagouliaïeff saisit Nicolas par le coude :

— Pourquoi ne m’as-tu pas soutenu devant cet imbécile ?

— Je… je ne sais pas, dit Nicolas avec lassitude. J’avais remarqué des hommes aux allures louches autour de nous… des policiers…

Il avait honte de son mensonge, de sa lâcheté. Zagouliaïeff cracha par terre.

— Froussard ! dit-il. Bourgeois indécrottable ! Ils t’ont eu comme les autres, avec leurs drapeaux et leurs cloches. Mais, sois tranquille. Sur la Khodynka, nous prendrons notre revanche. Là-bas, il y aura moins de drapeaux, et moins de cloches, et plus de peuple. On pourra travailler.

— Oui, dit Nicolas.

Il lui fallut un grand effort pour sourire à son camarade.

CHAPITRE V

Le tsar Nicolas II ayant exigé, comme ses prédécesseurs, que les derniers de ses sujets pussent participer aux réjouissances du couronnement, une vaste kermesse populaire avait été organisée pour le 18 mai dans le champ de manœuvre de la Khodynka, situé aux environs immédiats de Moscou. À cet effet, cent cinquante baraques en planches avaient été construites sur le terrain vague, perpendiculairement à la route de la capitale. Des intervalles réguliers étaient ménagés entre les maisonnettes, et l’ensemble formait une sorte de rempart discontinu, qui isolait l’enclos réservé à la fête. Selon le programme établi, le public ne devait être admis dans l’enceinte qu’à dix heures précises, et il était entendu que chaque visiteur, en passant devant les kiosques de bois, recevrait du saucisson, des noisettes, des raisins secs, des figues et un gobelet de métal au chiffre des souverains, le tout enveloppé dans un mouchoir-souvenir. Ce gobelet donnerait droit à son possesseur de se présenter à l’une des innombrables fontaines de vodka, de bière ou d’hydromel dressées dans le champ. La fête se poursuivrait par des attractions théâtrales et musicales et par des départs de montgolfières au-dessus du château Petrovsky.

La promesse de ces distributions gratuites avait profondément impressionné le peuple des faubourgs de Moscou et des localités voisines. Le bruit ayant couru que le tsar entendait faire don d’un cheval ou d’une vache à chacun de ses invités, beaucoup de moujiks s’étaient munis de corde pour emmener le bétail qu’ils recevraient en partage. Par le seul chemin de fer de Moscou à Koursk, vingt-cinq mille personnes étaient arrivées la veille. Pendant la nuit qui précéda la fête, un exode monstre vida les rues de Moscou et déversa une foule silencieuse sur les terrains de la Khodynka. Cette foule, qui campait devant les baraques, comprenait aussi bien des paysans en caftans et en savates d’écorce, que des étudiants tirés à quatre épingles et des dames de la haute société. À ces éléments honorables, s’étaient joints les loqueteux qui gîtaient entre le Yaoutsky boulevard et la Solianka, les malfaiteurs que l’oukase impérial de clémence avait, trois jours auparavant, libérés des prisons moscovites, et la fameuse « horde d’or » des vagabonds. Tout ce monde se pressait, s’écrasait sur le vaste champ, crevé de fossés, soulevé de buttes. Les trous, auprès desquels on avait bâti les comptoirs de distribution, n’étaient pas comblés. À vingt-cinq pas des kiosques, s’ouvrait un immense ravin de six à huit pas de profondeur et de quatre-vingt-dix pas de largeur, d’où les ouvriers municipaux tiraient ordinairement le sable nécessaire à l’entretien des rues de Moscou. Il fallait descendre la pente de cette carrière et remonter la berge escarpée pour parvenir aux portes de l’enclos. Derrière le ravin, deux puits creusés en 1891, au moment de l’Exposition française, avaient été recouverts de fortes lattes de bois. Par ces obstacles naturels, les organisateurs de la fête espéraient ralentir l’élan de la multitude vers les boutiques de « souvenirs ». La précaution n’était pas inutile, puisque le tsar avait exprimé le désir qu’en signe de sympathie et de confiance les forces de police fussent réduites à quelques détachements de sécurité.

Lorsque Nicolas et Zagouliaïeff arrivèrent sur les lieux, un peu avant l’aube, la Khodynka présentait l’aspect d’un océan de têtes. Le ciel bas et sombre, sans une étoile, sans un rayon, écrasait la masse compacte et grouillante des visages. De temps en temps, un fanal levé à bout de bras éclairait un îlot de faces grotesques, à joues triangulaires et à barbes de feu. Puis, la lumière disparaissait, avalée par un ondoiement de corps invisibles. Et il n’y avait plus que cette nuit peuplée, humaine, qui respirait et se mouvait, dans une rumeur de flux et de reflux tranquilles. À grand-peine, les deux amis s’insérèrent entre des épaules et des ventres hostiles et se dirigèrent vers la carrière de sable. Ils s’arrêtèrent au bord du trou. Le fond de la carrière était bourré de monde. Des escaladeurs audacieux étaient cramponnés aux anfractuosités du versant opposé. On devinait la tache noire de leurs habits sur la pâleur malade de la terre. Plus haut, l’espace qui séparait la tranchée des baraques de distribution était plein d’un jus obscur et bouillonnant, d’où montaient parfois des lueurs de torches. Non loin de la chaussée, des moujiks avaient allumé un feu de bûches. On distinguait mal l’alignement régulier des boutiques à toits pointus, et des mâts décorés d’oriflammes qui marquaient l’entrée de l’enclos.

— Ils sont au moins sept cent mille, ou un million, réunis en troupeau devant les cabanes, dit Zagouliaïeff. C’est bien le diable s’il ne se passe rien !

Il frottait ses mains l’une contre l’autre, joyeusement.

— Tu as les tracts ?

— Oui, dit Nicolas d’une voix molle.

— Bon. Nous allons nous séparer. Tu vas travailler sur place. Moi, je contournerai le ravin pour atteindre les clients de l’autre rive. Nous nous retrouverons ici même, au moment de l’ouverture des portes.

— Si tu veux, dit Nicolas.

Une angoisse étrange l’engourdissait, lui vidait la tête.

— Courage ! cria Zagouliaïeff.

Et il disparut en bousculant ses voisins immobiles. Le vent soufflait au visage une haleine de terre humide, de cuir de bottes et de sueur. Nicolas, dont les yeux s’habituaient à l’ombre, discernait mieux les figures qui l’entouraient.

— Il y a cinq heures que j’attends, grognait un ouvrier. Ça ne leur coûterait pas cher d’ouvrir les portes !

— Tu ne voudrais pas qu’on nous laisse entrer avant qu’il fasse jour ! répondait un autre. Quelle marmelade !

Quelqu’un se mit à chanter une chanson obscène. Des rires fusèrent. Non loin de Nicolas, un groupe de voyous, vautrés dans la boue, buvaient de la vodka dans des tasses. Deux dames passèrent, vêtues de toilettes froufroutantes :

— Je me demande, disait l’une d’elles, quel amusement tu éprouves à coudoyer tous ces gens. Dire que nous aurions pu avoir des places dans les tribunes par ton oncle !

Nicolas parvint à se hisser en équilibre sur un bloc de pierre. Dans le crépuscule du matin, le peuple s’étalait à perte de regard, avec des vides lépreux, des grappes humaines exhaussées, des récifs de figures, des sillages de mouvements obscurs. Était-ce là les mêmes hommes, les mêmes femmes que Nicolas avait vus, en plein soleil, sur la place découverte du Kremlin, criant leur joie et leur confiance au passage du cortège impérial ? L’ombre où baignait cette cohue, lui conférait un aspect maléfique. Il n’y avait plus là d’honnêtes paysans, des commères de la ville, avec leurs enfants juchés sur leurs épaules, des vagabonds illuminés et quelque peu voleurs, mais une assemblée de têtes redoutables. Vraiment, il était incroyable que tous ces gens se fussent dérangés pour le plaisir de recevoir un gobelet d’émail et d’applaudir des danseurs de corde. Non, non, une force noire avait drainé de tous les coins de la Russie ces fleuves de misérables, et les avait poussés vers ce champ clos, et les avait arrêtés devant ces baraques dérisoires, et les gardait en réserve pour on ne savait quelle effroyable solennité. C’était le peuple de la nuit, le peuple du malheur qui murmurait sous le ciel gris, avec des voix de rêve. C’était une Russie de cauchemar, une Russie d’apocalypse, qui cernait Nicolas et menaçait de l’engloutir dans son lac de barbes, de doigts et de regards. Et les lampions, qui montaient parfois au-dessus de la matière sombre des visages, signalaient, d’un bord à l’autre de l’univers, que la fin du monde approchait avec la lumière du jour.