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Michel demeurait bouche bée.

— Lioubov, c’est un diable en jupe, dit Volodia. Je me la réserve. Toi, si tu veux, prends Tania qui n’est pas encore formée, ou Nina, la cadette, qui ramasse tous les petits chats abandonnés du quartier. Ce soir, tu me raconteras tes affaires et je te raconterai les miennes.

— Volodia ! cria une voix stridente.

Et toute la marmaille se précipita vers l’escalier.

Volodia, très maître de ses effets, arrêta d’un geste la ruée :

— Écoutez tous. Je suis venu ici avec mon nouvel ami. Il s’appelle Michel. Il monte à cheval et lance le lasso. Nous allons organiser une représentation magnifique.

— Et moi, je ne veux pas qu’on organise de représentation, dit Lioubov.

Elle le défiait, l’œil brillant, les sourcils rapprochés, la bouche pincée en cul de poule.

— Pourquoi ?

— Je ne veux pas. Et c’est tout. Ça m’embête. Et c’est tout. Et ce sera raté. Et tout le monde se moquera de vous.

— Lioubov, tu es une imbécile ! dit Volodia.

— Et toi, tu es très intelligent. N’empêche que tu ne me forceras pas à sauter dans un cerceau comme la fois où j’ai déchiré ma jupe.

— Tu ne sauteras pas dans un cerceau. Tu feras la danseuse de corde.

— Avec une ombrelle ?

— Oui.

Il y eut un silence ému dans l’assemblée.

— Bon, dit Lioubov, brusquement radoucie. Comme ça, j’accepte.

— Et moi, qu’est-ce que je ferai ? Et moi ? Et moi ? s’écrièrent les invités.

— Chacun aura son rôle. Je vais étudier le programme. Suivez-moi.

Volodia descendit les marches du perron et se dirigea vers le hangar, traînant à sa suite un troupeau humble et murmurant. Tania, la prunelle éteinte, la lèvre boudeuse, ses deux poupées jumelles dans les bras, fermait le cortège. Elle avait un petit visage clair, aux yeux bleus finement bridés. De lourdes boucles blondes, soyeuses, lumineuses, encadraient ses joues. Elle marmonnait :

— Si au moins l’une des poupées était un garçon et l’autre une fille. Mais toutes les deux sont des filles !

Michel se tourna vers elle et dit avec une hardiesse qui le surprit lui-même :

— Vous pourriez habiller l’une des poupées en garçon et l’autre en fille.

Tania s’arrêta, réfléchit un instant et baissa les paupières d’une façon coquette :

— C’est vrai ! Merci. Oh ! Merci.

Puis elle jeta un glapissement qui parut lui déchirer la bouche :

— Nina ! Lioubov ! C’est arrangé ! J’ai un garçon et une fille !

Mais personne ne répondit à son cri de joie. Les enfants s’étaient groupés autour de Volodia, qui, assis sur un tonneau, pérorait avec des gestes décisifs :

— On commencera par une entrée de clowns. Les clowns seront Akim et moi-même.

— Ça m’est égal, dit Akim, qui mangeait une pomme avec une expression de paresse béate.

— Ensuite, viendra le numéro de Michel, l’homme de la steppe.

À ces mots, Michel frémit d’orgueil et de crainte. Son cœur battait à coups rapides dans sa poitrine. Comme il sentait que l’attention générale se concentrait sur lui, vivement il cambra la taille.

— Tu prendras un cordon de store pour le lasso. Et puis, il te faut un cheval sauvage. Qui veut faire le cheval sauvage ?

— Moi, dit Tania, et elle lança à Michel un chaud regard de tendresse.

Michel cligna des yeux et une vague de chaleur lui gonfla les joues.

— Tu ne sais pas faire le cheval sauvage, s’écria Lioubov. Tu ne sors pas de tes poupées !

— Si, je sais le faire, répliqua Tania. On courbe la tête, on renifle et on tape du pied.

— Tu auras l’air bête et tout le monde se moquera de toi ! Et c’est tout ! Et le numéro sera raté !

— Lioubov, gronda le directeur du cirque, si tu nous embêtes encore, je vais t’envoyer ma main sur la figure.

— Alors, moi je ne ferai pas la danseuse de corde ! dit Lioubov en ricanant. Et je sifflerai pendant que vous jouerez, et c’est tout !

Tania s’était rapprochée de Michel et le poussait doucement de l’épaule :

— Vous êtes content que j’aie accepté de faire le cheval ?

— Oh ! oui, bredouilla Michel.

— Vous savez, c’est moi qui suis la plus gentille des trois. Lioubov a mauvais caractère. Et Nina vient à peine d’avoir six ans. Elle ne pense qu’à ses petits chats. Non, c’est vraiment moi la meilleure. J’ai dix ans. Et vous ?

Elle lui souriait, le front baissé, le regard coulé à ras de sourcils.

— J’aurai douze ans, dans un mois, dit Michel, et il respira profondément, car il avait l’impression d’étouffer.

Volodia, qui l’observait depuis un moment, cria :

— Alors ? Ça va les affaires ?

— Il nous taquine, dit Tania. Il est amoureux de Lioubov.

Michel sentit qu’il fallait répondre quelque chose, mais il ne trouvait pas de mots pour exprimer son plaisir. Il demanda :

— Vous courez vite ?

— Très… Papa dit de moi que je suis une vraie flèche.

— Moi aussi, je cours vite. Ce doit être bon de courir derrière vous, dit Michel.

Ces paroles lui parurent tellement audacieuses, qu’il ferma les paupières, comme pour se soustraire au spectacle d’un cataclysme inévitable. Mais le monde ne broncha pas d’une ligne. Et, lorsque Michel rouvrit les yeux, Tania, le visage ardent, confiait ses deux poupées à la fille de la cuisinière :

— Tu les tiendras pendant mon numéro avec Micha. Elles regarderont.

Très rapidement, la cour des communs fut transformée en cirque. La piste était délimitée par une rangée de caisses et de tonneaux. Le hangar servait de coulisses. Sur la palissade en planches, Volodia fixa, au moyen de punaises, une grande affiche qu’il avait rédigée lui-même avec des encres de couleur :

CIRQUE BOURINE-ARAPOFF.

FORCE, COURAGE ET GRÂCE.

Plus de 20 attractions.

La femme de chambre de Zénaïde Vassilievna apporta un panier de vieux vêtements pour les travestis. Son apparition souleva une clameur rapace. Les enfants fondirent sur le panier, s’agrippèrent aux anses, renversèrent la charge dans le sable, fouillèrent les défroques avec une fièvre hâtive de chiffonniers. Volodia, debout au milieu d’eux, s’efforçait de rétablir l’ordre parmi cette marmaille déchaînée :

— Les plumes et les aigrettes sont pour les chevaux. Tania, sers-toi. La vieille robe rose, pour la danseuse de corde. Le frac déchiré pour les clowns. La toque de Zénaïde Vassilievna pour l’homme de la steppe…

Ceux qui étaient servis reculaient, farouches, serrant leur butin contre leur ventre. Lioubov secouait, à bout de bras, une jupe de soie tachée de rouille :

— Je ne mettrai jamais ça. Je ne veux pas être ridicule. Je ne ferai pas la danseuse de corde, et c’est tout.

Volodia imposa les échanges indispensables, calma les jalousies naissantes, excita les enthousiasmes suspects. À cinq heures, la troupe était rangée au complet, dans le hangar. Akim fut chargé de « prévenir les parents ». Il revint en courant :

— Ils arrivent !

Dès que les grandes personnes se furent installées sur le perron, Volodia, en haut-de-forme et ganté de blanc, commanda :

— Les clowns en avant !

Les portes du hangar s’ouvrirent en grinçant, et Volodia, suivi d’Akim, qui n’avait pas lâché sa pomme, entra en piste aux applaudissements du public. Les enfants piaillaient :