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Il voulut s’arrêter. Mais la horde le commandait, le poussait devant elle. Il acheva son ascension à quatre pattes, et se trouva sur le champ plat qui menait aux baraques. La foule battait avec furie les bicoques de planches disjointes. Des tourbillons soudains exhaussaient une tête. Et cette tête hurlait quelque chose et s’enfonçait tout à coup pour ne plus reparaître. Des enfants, tenus à bout de bras, surnageaient un instant et s’abîmaient dans la mêlée. Des gamins, lestes et crieurs, fuyaient à longues enjambées, de crâne en crâne, d’épaule en épaule, jusqu’à ce qu’une poigne rapide les eût fait chavirer dans le tas. Dans les couloirs ménagés entre les cabanes, la bousculade était atroce. Des hommes, des femmes, escaladaient les boutiques en bois et s’effondraient à travers les toitures éventrées. La chaîne des agents et des soldats était débordée de partout. Les officiers hurlaient :

— Ne poussez pas ! et s’affalaient, fauchés comme des marionnettes.

Nicolas, haletant, les vêtements en lambeaux, les mains écorchées, voyait tourner autour de lui des grimaces de rêve. Ses forces l’abandonnaient. Il ne pouvait plus lutter contre son horreur et contre sa fatigue.

Soudain, il songea au paysan estropié de la place Rouge. Où était-il maintenant, Ivan Kousmitch, l’humble adorateur du tsar, broyé sous quelles bottes, étouffé dans quel trou de sable ?

Stupidement, il cria :

— Ivan Kousmitch ! Ivan Kousmitch !

À sa droite, il remarqua une face de vieillard aux yeux vides. Il était mort. Son corps, pressé de toutes parts, demeurait debout. Seule la tête se balançait au gré des cahots. D’autres cadavres l’entouraient, que la foule charriait, dense et puissante, comme un courant.

Brusquement, Nicolas sentit que son propre coude pesait contre le bras d’une femme. Et, d’une manière absolument imprévisible, le bras céda en craquant comme du bois sec. La malheureuse poussa un râle de bête.

— Mon Dieu ! Pardonnez-moi, gémit Nicolas.

Mais, déjà, deux mains nerveuses le saisissaient aux hanches. Il baissa les yeux. Devant lui, une gamine au fichu dénoué, gisait, martelée par des pieds violents. Elle avait un visage blanc, semé de taches de rousseur, et du sang coulait en minces filets de sa bouche et de ses narines. Elle cria :

— Aidez-moi ! Ils vont me tuer ! Ils…

Nicolas s’inclina vers elle. Une poussée sauvage aux épaules lui fit perdre l’équilibre. Il bascula de tout son long entre des corps hostiles. Dans un éclair, il vit une botte énorme qui se levait sur lui. Il hurla :

— Attention !

Puis l’univers s’effondra dans une explosion formidable.

La catastrophe de la Khodynka avait fait près de deux mille morts, dont treize cents à peine purent être identifiés, et un millier de blessés, qui furent admis dans les hôpitaux de la ville. Vers huit heures et demie du matin, des voitures plates de pompiers et des prolonges d’artillerie commencèrent à emmener les cadavres. Des agents jetaient un peu d’eau sur les figures des victimes et rangeaient les corps trois par trois, en les traînant par les pieds. Les pompiers hissaient les dépouilles dans leurs camions. Mais les couvercles des voitures, mal appliqués, laissaient dépasser des bras et des jambes rigides. De l’un des puits de l’Exposition, profond de plus de dix toises, on retira quarante malheureux, écrabouillés et tordus. L’enlèvement dura jusqu’au soir. La populace, lentement refoulée par la police, déambulait autour de ce champ de carnage. Hébétés et mornes, les survivants regardaient cet amas de visages violâtres, de mains déchiquetées, de poitrines crevées. Des hommes, des femmes, des enfants étaient étendus, pêle-mêle, autour des baraques. Les élégantes, en robes lacérées et en bottines de cuir fin, gisaient auprès de moujiks aux pieds enveloppés de bandelettes de toile. On leur avait volé leurs bottes. Pieusement, les badauds jetaient quelques kopecks dans les casquettes des cadavres, pour subvenir aux frais des funérailles. Une mère berçait le corps meurtri de son enfant et regardait le ciel d’un œil fixe. Plus loin, devant les tonneaux débondés, un ouvrier, couché à plat ventre, buvait dans des flaques de bière. Des journalistes, arrivés après la catastrophe, prenaient des notes, interrogeaient les rescapés :

— Qu’avez-vous vu ? Comment le drame a-t-il débuté ?

— Le règne a commencé dans le sang ! C’est un mauvais présage.

Peu à peu, la foule abandonnait les lieux de l’accident et s’écoulait par la route de Moscou pour demander refuge aux églises. Certains moujiks portaient plusieurs paires de bottes sous le bras et plusieurs balluchons sur leurs épaules. Leurs yeux étaient graves. Aux passants qui les arrêtaient, ils répondaient :

— À la Khodynka ! À la Khodynka nous avons été maudits !

Cependant, vers la fin de la matinée, trois cent mille personnes demeuraient encore dans l’enclos. Il fallut commencer la fête. Et, tandis que l’on achevait d’enlever les cadavres par centaines, les danseurs de corde glissaient sur leur fil ténu, les acteurs débitaient des plaisanteries, et les montgolfières s’envolaient au-dessus du château Petrovsky. La foule, sage et recueillie, contemplait le spectacle sans se bousculer.

Successivement, arrivèrent dans le pavillon impérial les grands-ducs, les grandes-duchesses, les princes étrangers, les princesses, les ambassadeurs, les hauts dignitaires et les généraux. À deux heures, le canon tonna, l’orchestre et les chœurs exécutèrent le finale de la Vie pour le tsar, et des acclamations jaillirent du champ.

— Le tsar ! Le tsar arrive !

Les souverains descendirent de la victoria légère qui les avait amenés. Quelques officiers à cheval qui les accompagnaient mirent pied à terre. Un instant après, l’empereur et l’impératrice apparaissaient à la balustrade du pavillon d’honneur. Alors, de la vaste plaine, s’éleva un hourra formidable, poussé par trois cent mille poitrines et qui couvrait les accents de l’hymne national. Le tsar était livide et contemplait son peuple d’un regard éteint.

— Est-ce qu’il sait, est-ce qu’il sait au moins ce qu’on a fait de nous ? disait un paysan au crâne entouré de linges.

— Il est trop haut pour qu’on l’atteigne, celui-là, grognait un autre. Et, pourtant, on ferait bien de l’envoyer à Sakhaline. Vampires ! Buveurs de sang !

Le soir même, le tsar, fidèle au protocole, assistait au grand bal donné à l’ambassade de France par le comte de Montebello.

Nicolas, qui souffrait d’une double fracture de la jambe gauche, avait été transporté à l’hôpital des Ouvriers de Moscou. Cet hôpital était composé de baraquements en bois et de tentes en toile. On avait couché Nicolas sous l’une de ces tentes. Les lits étaient alignés sur les longs côtés du pavillon, et des appels d’air avaient été ménagés près du faîte. Aux piquets de support, pendaient des icônes avec leurs lumignons, et de grosses lampes cerclées de fer, dont les vitres étaient peintes en bleu. Les blessés, lavés et vêtus de linge frais, étaient étendus côte à côte. De cette double haie de têtes enturbannées, de pattes bouillies, de jambes monstrueuses dans leurs gouttières de planches, montait un gémissement enfantin et monotone, qui ne se calmait qu’au passage des infirmiers. Nicolas geignait comme les autres, et, par moments, perdait connaissance. Lorsqu’il revenait à lui, les souvenirs de la Khodynka l’assaillaient par bouffées, et il doutait d’avoir vécu cette ruée sauvage, d’avoir vu ces mufles abîmés à coups de talon, ces ventres piétinés sur le sol, ces regards traqués, ces bouches béantes où vibraient des voix animales. Sans doute était-ce un mauvais rêve dont il ne savait pas chasser les dernières fumées ? Il n’était jamais allé à la Khodynka. Il n’avait pas quitté Ekaterinodar. Il n’avait pas remarqué cette figure d’enfant semée de taches de rousseur.