— Tania ! Tania ! Lioubov ! Où êtes-vous ?
Un infirmier s’approcha de lui et lui glissa à l’oreille :
— J’ai trouvé une liasse de tracts dans la poche de votre veston, camarade. Je les ai brûlés aussitôt par mesure de précaution. Quelle victoire pour nous, cette journée !
— Tania ! Tania !
— Tu vas te taire ? grogna son voisin, qui avait un gros pansement sur la joue. On n’entend que toi dans la boîte !
À quatre heures, Zagouliaïeff vint rendre visite à Nicolas, qu’il cherchait depuis midi dans tous les hôpitaux de la ville. Zagouliaïeff portait un bandage sale sur la main droite. Sa lèvre inférieure était violâtre, tuméfiée. Mais ses yeux étincelaient d’orgueil. Il s’assit auprès de Nicolas, s’enquit rapidement de sa blessure et chuchota enfin :
— Réussie la fête, hein ?
— Quel désastre ! soupira Nicolas.
— Il y a eu près de trois mille morts ! dit Zagouliaïeff avec entrain. On enlève encore des cadavres ! Ah ! le peuple russe peut remercier son souverain des réjouissances qu’il lui a offertes !
— Je ne comprends pas, dit Nicolas d’une voix faible. La foule est devenue folle, tout à coup…
— Oui ! La foule est devenue folle ! Le peuple russe est devenu fou ! Le « peuple porte-Dieu », dont parlait Dostoïevski ! Le peuple porte-diable, plutôt ! En vérité, le peuple russe est un peuple de « porteurs ». Il porte tout ce qu’on lui charge sur les épaules : Dieu, le diable, le darwinisme, le hégélianisme, le socialisme… Tout est religion pour lui. Et, pour tout, il faut qu’il se batte et qu’il meure. Le peuple est une force énorme qu’on dirige d’un coup de pouce. C’est admirable !
Nicolas secoua mollement la tête :
— Il ne faut pas t’en réjouir, Zagouliaïeff, mais t’en effrayer.
— Et pourquoi ? murmura Zagouliaïeff, avec une exaltation qui le faisait bafouiller un peu. Ils se sont écrasés pour une distribution de saucissons et de gobelets émaillés. Te rends-tu compte de la bagarre qu’ils soulèveront lorsqu’il s’agira d’une distribution de terres ? Ils tueront père et mère, les braves porteurs de Dieu ! Ah ! plus que jamais, j’ai confiance en notre cause !
— Cette catastrophe leur servira de leçon !
— Quelle idée ! Ils sont superstitieux. Le règne a commencé dans le sang, disent-ils. Poussés par le respect des présages, ce seront eux qui achèveront notre tâche. Tous, tous, ils savent déjà que l’empereur est condamné !
Nicolas songea un instant au visage pâle de l’empereur, à son regard doux et triste, aux clameurs forcenées de la foule, sur la place Rouge. Au fond, tout en étant révolutionnaire, Nicolas n’éprouvait pas de haine contre la personne du tsar. Il croyait volontiers que la mission des socialistes consistait à améliorer les conditions d’existence du peuple, à modérer les excès de l’administration, mais aucune de ces mesures n’impliquait le renversement de la monarchie. Pour la plupart de ses camarades, en revanche, la révolution ne pouvait se faire que par la suppression pure et simple du régime impérial. Et c’est pourquoi ils tenaient tous Nicolas pour un modéré, et même pour un suspect.
— Tu sais mon sentiment à l’égard du tsar, dit Nicolas. À mon avis, il n’est pas, et ne sera jamais, un obstacle aux réformes que nous préconisons. Il est mal conseillé, voilà tout. Mais il aime le peuple, et le peuple l’aime…
Zagouliaïeff s’appliqua une claque gaillarde sur la cuisse :
— Il l’aime le peuple ? s’écria-t-il joyeusement. Tu es impayable ! Sais-tu que des milliers de morts et de blessés ne l’ont pas empêché d’assister à la fête de la Khodynka ? Sais-tu que, pendant qu’on enlevait les victimes, les chœurs entonnaient la Vie pour le tsar ? Sais-tu que, dans leur hâte de faire disparaître les traces du carnage, les organisateurs ont jeté des cadavres sous les planches des tribunes d’où Nicolas II et ses invités devaient admirer le spectacle ? Ainsi, notre potentat est resté à piétiner, pendant près de deux heures, au-dessus d’un charnier. Le tsar hissé sur les restes de ceux qu’il a fait périr, salue à droite, à gauche, et fait des risettes à ses courtisans ! N’est-ce pas un symbole unique ? Hein ? Hein ?
Nicolas claquait des dents en regardant Zagouliaïeff.
— Tais-toi ! Tais-toi, Zagouliaïeff, balbutia-t-il.
— Non ! Il faut que tu saches ! Quand il apprit le terrible accident, voici quelle fut la réponse de l’empereur « Tout cela est bien triste, mais ne doit avoir aucune influence sur les fêtes du couronnement ! » Est-ce assez beau ? Et, le même soir, lui et l’impératrice iront honorer de leur présence le bal de l’ambassade de France…
Tandis que Zagouliaïeff parlait d’une voix pressée, Nicolas sentait que quelque chose de pur et de précieux s’abîmait dans son cœur.
— Zagouliaïeff, je suis fatigué, dit-il doucement.
— Écoute encore. Voici le bouquet, mon cher. Après-demain, il y aura une grande revue sur l’emplacement soigneusement nettoyé de la Khodynka…
Nicolas haletait, suait à grosses gouttes, griffait ses couvertures à pleins doigts. La voix sèche de Zagouliaïeff pénétrait dans son oreille comme une vrille. Le regard cruel de Zagouliaïeff le fascinait. Il fallait le chasser pour retrouver la confiance et la paix.
— As-tu distribué les tracts ? demanda Zagouliaïeff. Pour moi, j’ai réussi à…
Il ne put achever. Dressé sur ses coudes, la face bouleversée de haine et de peur, Nicolas hurlait :
— Va-t’en… Va-t’en !… J’ai mal !… Va-t’en !…
— Soit, mais je reviendrai, dit Zagouliaïeff en souriant. Les camarades t’envoient leurs meilleurs vœux.
— Je n’ai plus de camarades, je n’ai plus personne, souffla Nicolas.
Et il s’abattit, en sanglotant, sur son oreiller.
Le lendemain, l’empereur et l’impératrice rendaient visite aux blessés de la Khodynka. Sous la tente de Nicolas, les malheureux, la tête tournée vers la portière, attendaient avec une extase craintive l’apparition de leurs souverains. D’un lit à l’autre, on échangeait des propos rapides.
— Quand même, il est venu nous voir !
— Il nous plaint. Il a accordé mille roubles à chaque famille éprouvée.
— Qu’est-ce que ça lui coûte ?
— C’est égal, ça n’a pas dû le laisser froid, cette petit bagarre pour les fêtes du couronnement. Un mauvais présage…
Des pas se rapprochaient dans l’allée qui conduisait à la tente.
— Les voilà ! cria quelqu’un.
Nicolas, le cœur serré, le regard fixe, vit la portière qui se soulevait lentement. Et l’empereur parut. Il portait l’uniforme du régiment Préobrajensky et la casquette de petite tenue. Son visage était pâle, et un cerne sombre entourait ses paupières. L’impératrice, le grand-duc Serge et la grande-duchesse l’accompagnaient. Le directeur de l’hôpital guidait les souverains d’un lit à l’autre. Du fond de la tente, Nicolas entendait la voix douce de l’empereur qui posait à chacun les mêmes questions :
— Où étais-tu ? Comment cela s’est-il passé ? As-tu mal ? Et ta famille ?
Il était impossible que cet homme simple et fatigué ne fût pas ému au spectacle d’une telle déchéance. Mais alors, comment expliquer qu’il n’eût pas décommandé la fête, malgré tant de cadavres amoncelés aux portes de l’enclos, comment justifier ce bal à l’ambassade, cette revue grandiose qui devait avoir lieu sur la Khodynka ? Peut-être le tsar n’était-il pas un homme comme les autres, mais un instrument irresponsable et incompréhensible du destin ? Une entité froide, inhumaine, fatale. Un surhomme. Un homme-Dieu. On ne juge pas les actes de Dieu. Il ne faut pas juger les actes du tsar, qui est le représentant de Dieu sur la terre russe.