— Où étais-tu ? Cette blessure à la tête te fait souffrir ?
Cette voix, cette voix qui se rapproche ! Dans quelques secondes, le tsar et Nicolas seront face à face, comme sur la place Rouge, mais il n’y aura plus de foule, plus de baïonnettes, plus de cloches, plus d’or, plus de canons, pour les séparer l’un de l’autre.
Fiévreux, la tête légère, la gorge sèche, Nicolas essaie de dominer son angoisse. La tension de ses nerfs est intolérable. Il n’en peut plus d’attendre. Il va crier.
Mais voici qu’un visage s’interpose entre lui et le fond de la tente. Et, dans ce visage, Nicolas reconnaît les longues moustaches, la barbe un peu défaite, le nez court, les yeux bleus, mélancoliques et profonds de l’empereur. Quelques gouttes de sueur perlent au front du tsar. Une petite tache de boue, toute ronde, marque son uniforme à l’épaule. « Eh bien, mais c’est un homme ! songe Nicolas. Un homme comme les autres ! Un homme qui n’a pas hésité à poursuivre les fêtes, malgré le deuil immense de Moscou ! Cette sueur au front, cette tache de boue. Il s’appelle Nicolas. Comme moi. Que croire ? Qui suivre, mon Dieu ? »
— Où êtes-vous blessé ?
— À la jambe, murmure Nicolas.
— Une double fracture du tibia, Majesté, dit le médecin-chef.
— Où l’accident s’est-il produit ?
Mais Nicolas ne répond pas à la question. La haine et la tendresse, le mépris et l’admiration déchirent son cœur. « Tout le monde a raison, et ceux qui le détestent, et ceux qui l’aiment. Tout le monde a raison. Tout le monde a tort. Dieu seul possède la vérité. » Nicolas regarde cette figure que tant d’effigies lui ont appris à connaître, et, à force de regarder cette figure, il lui semble que des lignes lumineuses encadrent les joues et les tempes du souverain. La face pâlit devant lui, chancelle, recule dans une fumée grise. Les yeux bleus deviennent deux trous noirs. On dirait une tête de mort.
Très loin, une voix impatiente le rappelle à l’ordre :
— Répondez. Sa Majesté vous interroge…
D’autres voix sonnent dans un espace immense :
— Qu’est-ce qu’il a ?
— Il a fermé les yeux.
— Majesté… Je suis confus… Il s’est évanoui, sans doute…
« Stéphan Andreiévitch, occupez-vous de lui. Si Votre Majesté veut passer au lit suivant. Voici un pauvre bougre qui a eu trois côtes enfoncées.
— Où l’accident s’est-il produit ?… Votre famille est-elle prévenue ?… De quel quartier êtes-vous ? reprend la voix douce.
Lorsque Nicolas revint à lui, la tente était plongée dans les pénombres. Le fanal, accroché au piquet de support, dispensait une lueur bleue aux longues rangées de lits, surmontés d’écriteaux et gonflés de corps immobiles. Une voix râpeuse disait tout bas
— Oui… Il m’a demandé mon nom… Et il m’a serré la main… Le tsar m’a serré la main… Tu entends, Vasska ?
Nicolas ferma les yeux et roula dans un sommeil sans rêves.
CHAPITRE VI
Ce fut dans les derniers jours d’avril que la femme de Volodia vint s’installer à Armavir. Tania n’apprit l’évènement que le lendemain matin, par le coiffeur qui la frisait à domicile. Le coiffeur était très bavard, et, à cause de cela, Tania feignait de l’écouter à peine. Mais, dès qu’il fut parti, elle se rendit à l’appartement de l’aïeule, dont les fenêtres donnaient sur la rue Voronianskaïa. Depuis la mort de la grand-mère, les quatre pièces qu’elle occupait jadis étaient restées vides. Nul n’avait le droit d’y entrer, sauf le frotteur qui cirait les parquets et époussetait les meubles, une fois par semaine, et l’horloger qui vérifiait et remontait la pendule du petit salon. Aussi, quand elle fut dans le couloir nu et froid qui menait aux chambres condamnées, Tania éprouva-t-elle d’abord une contraction peureuse dans la région du cœur. Cependant, sa curiosité était si vive, qu’elle n’hésita pas à pousser la porte. La pièce où elle pénétra était sombre et sentait l’encaustique, la naphtaline et le vieux tapis. Les poignées des portes étaient enveloppées dans de petits torchons de tulle. Des papiers journaux, étalés l’un près de l’autre, formaient un itinéraire compliqué sur le parquet luisant. Le lustre avait sécrété un ballon de gaze poussiéreuse autour de ses pendeloques immobiles. Des housses couvraient les fauteuils. Les volets étaient clos. On entendait bourdonner des mouches paresseuses. Tania, saisie d’une petite frayeur agréable, traversa cet espace mort pour arriver devant la croisée qu’elle ouvrit précautionneusement. Puis elle poussa les persiennes qui grincèrent d’une façon redoutable. De la suie tomba sur ses mains. Le soleil brusque lui fit cligner les yeux. En face, les fenêtres du troisième étage étaient fermées. Retenant son souffle, Tania attira une chaise près de l’embrasure et s’installa commodément pour observer la rue. Pendant un temps assez long, il ne se passa rien de remarquable dans la maison d’en face. Le concierge se promenait de long en large sur le trottoir. Le facteur apporta une liasse de lettres. Un ouvrier escalada le toit et se mit à taper avec un marteau sur une plaque de zinc qui résonnait sourdement. Enfin, comme Tania, lasse d’attendre, s’apprêtait à déserter son poste, une fenêtre du troisième étage s’ouvrit à deux battants. La gorge sèche, les oreilles vides, Tania vit une jeune femme qui tirait les rideaux, avançait une table ronde vers la croisée. C’était elle. La femme de Volodia. Tania eût souhaité avoir une vue dix fois plus perçante pour discerner les moindres détails de son visage et de sa toilette. À présent, l’inconnue s’était assise et tricotait avec application. À distance, elle paraissait jolie et un peu maladive. Son cou long et maigre supportait une petite tête pâle, aux traits fins et coupants. Ses yeux et sa bouche étaient trop grands pour le reste de la figure. Sa poitrine était plate. On avait envie de la plaindre et non de l’admirer. Tania éprouvait une satisfaction bizarre à l’idée que l’épouse de Volodia ne fût pas plus belle. Elle se reprocha aussitôt ce sentiment, et décida de regagner sa chambre avant d’avoir été remarquée.
Mais, de tout le déjeuner, elle ne cessa de penser à la femme de Volodia. Elle entendait à peine les paroles de Michel et de ses beaux-parents. Elle mangeait avec distraction, oubliait de boire. Dès la fin du repas, elle retourna dans le salon de la grand-mère. Cependant, il s’était mis à pleuvoir. Les fenêtres de l’hôtel, au troisième étage, étaient fermées. On ne distinguait rien derrière les voilages épais. À quatre heures, Volodia sortit de l’hôtel. Deux Tcherkess l’accompagnaient. Il disparut au tournant de la rue. Tania se promit de compter jusqu’à cent et de renoncer à son guet, si, passé ce chiffre, les croisées demeuraient closes. À mille deux cents, elle n’avait pas quitté sa place, et, pourtant, aucun spectacle nouveau n’animait la façade de l’immeuble. Vers six heures, Volodia revint. Que faisait-il à Armavir ? Était-il exact qu’il avait acheté des parts dans une entreprise concurrente des Comptoirs Danoff ? Prétendait-il lutter avec Michel sur le plan commercial ? Ou n’était-ce là qu’un prétexte pour justifier sa présence dans une ville où respirait l’objet de son tourment ? De toute façon, Tania n’eût pas aimé être à la place de l’actuelle Mme Bourine. Une gamine épousée par dépit, promise à une vie sentimentale médiocre… Au fait, comment s’appelait-elle, cette malheureuse ? Quel âge avait-elle ? Et qu’espérait-elle de l’avenir ? Il eût été intéressant de savoir si Volodia l’avait mise au courant de sa passion récente pour Tania et du refus qu’elle avait opposé à sa demande en mariage.