Le lendemain matin, grâce à sa femme de chambre qui connaissait le concierge de l’hôtel, Tania apprenait que l’inconnue se nommait Suzanne, et qu’elle avait été institutrice à Moscou. Aussitôt, l’impatience de Tania fut portée à son comble. Maintenant qu’elle pouvait mettre un nom sur cette petite face triste et grise, elle avait hâte de la revoir et de l’étudier. Il lui semblait, déjà, être devenue un peu son amie. Dès que Michel fut parti pour le bureau, elle se glissa dans le salon de l’aïeule et entrebâilla les persiennes. Par chance, la fenêtre d’en face était ouverte, et Suzanne tricotait à sa table, comme la veille. Courageusement, Tania repoussa les vantaux contre le mur. Au bruit qu’ils firent en claquant, Suzanne releva la tête. Leurs regards se rencontrèrent. Tania crut défaillir d’angoisse, tandis que l’autre la dévisageait avec étonnement. Visiblement, Suzanne essayait d’identifier cette jeune femme inconnue qui l’espionnait sans vergogne. À moins que Volodia ne l’eût déjà renseignée sur la personnalité de « Mme Danoff », et qu’elle réfléchît simplement à la contenance qu’il lui fallait prendre. Son visage était sévère, perplexe. Puis, tout à coup, elle sourit à Tania et lui fit un léger salut. Une vague d’allégresse inonda Tania de la tête aux pieds. Dans l’uniformité de son existence, cet évènement revêtait une valeur capitale. Elle aurait voulu crier :
« Je m’appelle Tania ! »
Mais elle se ravisa et demeura sottement, les bras ballants, devant l’autre qui avait repris son ouvrage. La rue était trop large pour qu’il pût être question de parler d’une fenêtre à l’autre. D’ailleurs, ce bavardage intempestif eût attiré l’attention des passants. Sur un guéridon, près de la cheminée, il y avait un album de photographies et un encrier de bronze entouré de plumes d’oie. Sans réfléchir, Tania s’empara de l’album, arracha la première page, trempa une plume dans l’encrier et écrivit en lettres majuscules :
« Je suis Tania Danoff. Je sais qui vous êtes. »
Puis, elle tint cet écriteau sur sa poitrine, pendant que Suzanne s’efforçait de le déchiffrer en plissant les yeux. Ayant lu, Suzanne acquiesça de la tête et disparut promptement au fond de la pièce. Elle revint avec une feuille de papier blanc, sur laquelle elle avait tracé en caractères d’affiche :
« Moi aussi, je sais qui vous êtes. »
Tania exultait d’une joie nerveuse. Ayant déchiré une seconde page de l’album, elle lui confia le message suivant :
« Nos maris sont brouillés, mais je ne vous en veux pas. »
« Moi non plus », répondit Suzanne.
Jusqu’au soir, les deux jeunes femmes correspondirent ainsi, riant comme des folles, décoiffées, les mains pleines d’encre. Lorsqu’elle vit Volodia qui rentrait, flanqué de ses deux Tcherkess inséparables, Tania se rejeta dans la chambre et ferma vivement les volets.
Les jours suivants, la conversation se développa, par signes et par pancartes. Il semblait à Tania qu’elle avait enfin découvert une distraction exceptionnelle. Toute sa vie s’en trouvait heureusement modifiée. Elle ne s’ennuyait plus. Elle s’habillait avec une recherche nouvelle. Même, elle reprenait des couleurs et mangeait de meilleur appétit.
Cependant la curiosité de Tania était insatiable, et mieux elle apprenait à connaître Suzanne, plus il lui paraissait intolérable d’ignorer encore le parfum dont elle se servait, le son de sa voix et les toilettes que recelait son armoire. Souvent, elle se surprenait devant sa glace, le regard fixe, la bouche ouverte : elle songeait à Suzanne et imaginait l’entrée de Volodia dans la chambre. Il s’approchait de Suzanne, la baisait au front d’un air distrait et lui parlait avec négligence de la journée. Volodia n’aimait pas Suzanne. Tania le devinait, le sentait, comme si la jeune femme lui eût avoué sa disgrâce. Cette certitude n’était pas déplaisante. Trois fois seulement, Tania avait vu Suzanne et Volodia sortir ensemble. Ils ne se donnaient même pas le bras. Ils étaient deux étrangers qui se promènent côte à côte. Pauvre Suzanne ! Comme Tania lui savait gré d’être délaissée et malheureuse ! Il fallait à tout prix qu’elle obtînt de Michel l’autorisation de reprendre ses randonnées hors de la ville. Ainsi, elle s’arrangerait pour rencontrer Suzanne en cachette. Ces échanges de bons procédés d’une fenêtre à l’autre ne pouvaient plus la satisfaire. Mais Michel était un homme autoritaire et buté, un esprit sec. Bref, il n’aimait pas revenir sur ses décisions. Tania résolut de le préparer lentement à l’idée que les sorties en calèche étaient indispensables. Pour cela, il importait d’abord qu’elle se prétendît fatiguée, anémiée, et que le médecin de la famille conseillât des promenades quotidiennes. De nouveau, Tania regretta de n’être pas enceinte. Si elle avait été enceinte, la famille de Michel eût accepté tous ses caprices. Les vieux Danoff ne vivaient que dans l’espoir de voir naître un rejeton qui prolongerait leur lignée. Tania se promit d’exploiter cette attente. Ayant arrêté la première partie de son programme, elle affecta aisément une indolence qui inquiéta son mari. Pourtant, lorsqu’elle lui conseilla de convoquer le docteur, il se mit à rire. Et, lorsqu’elle parla de reprendre ses excursions solitaires, il se fâcha :
— Je t’ai déjà dit que, tant que Volodia résiderait à Armavir, je ne te permettrai pas de te promener seule hors de la ville.
— Et s’il reste ici des mois, des années encore ?
— Il partira bientôt.
— Pourquoi ?
— J’ai mes raisons pour le croire.
— À cause de toi, de moi ?
— Non.
— À cause de sa femme ?
— Peut-être.
— Explique-toi.
— Plus tard.
Cette conversation, brève et bourrue, avait eu lieu peu après le déjeuner. Lorsque Michel fut parti pour le bureau, Tania gravit l’escalier quatre à quatre et se précipita dans le salon de l’aïeule. Que voulait dire Michel ? Pourquoi Suzanne aurait-elle poussé son mari à quitter Armavir ? Et comment se faisait-il que Volodia acceptât d’obéir à Suzanne, alors qu’il n’aimait que Tania et ne pouvait se passer de sa présence ?
Dominant son émoi, Tania résolut de ne pas brusquer son amie et d’obtenir d’elle, peu à peu, insensiblement, les renseignements complémentaires dont elle avait besoin.
Ce jour-là, comme d’habitude, Suzanne était assise à la fenêtre et tricotait pour passer le temps. Tania lui fit un sourire, et, ne sachant comment entamer la conversation, lui demanda par signes la nature de son travail : des chaussettes, une écharpe, un napperon ? Les mimiques de Tania amusaient Suzanne, qui pouffait de rire et secouait la tête. Enfin, comme Tania, lasse de ce jeu, s’apprêtait à aborder un sujet plus grave, la jeune femme hésita un moment, haussa les épaules, et, saisissant son tricot entre le pouce et l’index, l’éleva devant son visage : c’était une brassière en laine bleu pâle pour un nouveau-né.