Tania regardait l’objet avec une espèce de stupéfaction panique. Ses mâchoires se mirent à trembler. Ses lèvres étaient sèches et douloureuses. Surmontant son désarroi, elle se posa un doigt sur le ventre et interrogea Suzanne d’un hochement du menton. Suzanne, confuse et gourmée, dressa trois doigts à hauteur de son oreille.
Trois mois ! Suzanne était enceinte de trois mois ! Suzanne allait avoir un enfant de Volodia ! Et Tania l’apprenait bêtement, par des signaux muets, par des grimaces ! Elle lâcha le rideau qu’elle tenait dans sa main et recula vers le fond de la pièce. De quel droit Volodia faisait-il un enfant à cette femme qu’il n’aimait pas ? De quel droit prenait-il du plaisir ailleurs que dans son rêve ? De quel droit trahissait-il son passé ? Il y avait donc entre ces deux êtres, que Tania imaginait gelés dans l’indifférence, des instants de désir, de joie, d’abandon. Il existait donc une heure de la nuit, où leurs chaleurs ennemies se cherchaient sous les couvertures, où leurs bouches se rencontraient, où leurs doigts se nouaient, où leurs souffles ne faisaient plus qu’un souffle, où la même sueur baignait leurs corps nus et crispés. Comme Suzanne devait être fière de cette maternité tant espérée ! C’était elle, sûrement, qui avait supplié son mari de lui donner un enfant, vite, vite, afin de pouvoir annoncer à la face du monde qu’elle était autre chose pour Volodia qu’une compagne docile et négligeable. Maintenant, elle l’avait dans son ventre, cet enfant, et elle se pavanait avec un orgueil de favorite. Elle tricotait ostensiblement des brassières. Elle attendait avec impatience le moment où elle serait assez déformée par la grossesse pour que n’importe qui connût à son seul aspect la dignité suprême dont elle était revêtue. Ah ! que cette femme était donc détestable !
Tania, éperdue, se laissa descendre sur un canapé et prit dans ses mains son front glacé et moite. Son cœur battait vite et des cercles de feu tremblaient devant ses prunelles fixes. Une horreur lourde l’oppressait. C’était comme si l’air était devenu plus épais, irrespirable, empoisonné. Elle murmura pour elle-même :
« Qu’est-ce que j’ai ? Pourquoi suis-je désemparée ? Tout cela devrait m’être égal, puisque je n’aime pas Volodia, puisque j’aime Michel, puisque je suis mariée… » Elle porta les mains à sa poitrine, comme pour toucher la plaie dont lui venait le mal. Et le contact de ses doigts sur sa peau, à peine recouverte d’une étoffe légère, la fit frémir d’une triste volupté. À mesure que les secondes passaient, elle comprenait mieux la cause de son chagrin. Elle aimait Volodia, bien qu’elle eût refusé d’être sa femme. Et elle était jalouse de celle qui avait pris sa place auprès de lui. Elle le voulait tout à elle, exclusivement à elle, malheureux ou heureux à cause d’elle. Et Michel ? Eh bien, lui aussi, elle l’aimait. Seulement, elle l’aimait d’une autre manière, d’une manière simple, honnête et monotone. Son sentiment raisonnable pour Michel complétait sa passion folle pour Volodia. Il lui fallait ces deux hommages contraires pour qu’elle fût satisfaite. Oui, oui, Volodia et Michel formaient une seule entité qui dominait et commandait son existence. Privée de l’un, elle n’aurait pu aimer l’autre. Elle marmonnait à mi-voix, comme pour convaincre une amie invisible, assise à ses côtés :
« Tu comprends ? Je les aime tous les deux. Je les ai toujours aimés tous les deux. Et je suis jalouse de l’un, comme je serais jalouse de l’autre. Oh ! je suis un monstre, un monstre… »
Puis elle revint à la croisée. Suzanne avait disparu. Par une sorte de dédoublement, elle se vit, hagarde, mal coiffée, appuyée au montant de la fenêtre. Que faisait-elle ainsi ? Qu’attendait-elle ? Après tout, cette maternité ne prouvait rien. Volodia pouvait coucher avec Suzanne et l’aimer, elle, Tania. Qui sait, peut-être, au plus fort de son plaisir, s’imaginait-il étreindre Tania, au lieu de cette petite femelle incolore ? Le corps de Suzanne n’était qu’un prétexte. C’était Tania que Volodia possédait dans l’ombre. Tania eut un frémissement d’allégresse, et glissa les mains le long de ses hanches. Elle était molle et chaude soudain de toutes ces caresses qu’elle avait suscitées, et dont une autre portait naïvement le fruit.
Allons ! cette gamine était pitoyable, sans plus. On pouvait s’occuper d’elle avec condescendance, parler de son marmot, de ses tricots, de ses malaises. Une énergie nouvelle animait Tania. Elle se dressa d’un bond, regagna sa chambre en courant et sonna la servante. Depuis quelques instants, elle était comme un stratège à la veille d’une bataille. Lucide et résolue, elle se promenait dans la pièce, les mains derrière le dos, le visage grave. Son cœur battait à coups secs jusque dans sa gorge. Mais cette sensation n’était pas désagréable. La femme de chambre parut enfin : c’était une Arménienne sans âge, plissée, noiraude, indolente et un peu sale. Elle portait un tablier empesé et un petit bonnet de dentelles à rubans puce.
— Écoute, Oulîta, dit Tania en plantant un regard inquisiteur dans les yeux somnolents de la femme de chambre. Je vais te charger d’une mission secrète.
— Mais je ne sais pas lire, barinia, dit l’autre, et cette réponse stupide irrita Tania.
— Qui te parle de lire ? Tu vas immédiatement porter une lettre à Mme Bourine, à l’hôtel de la Poste. Tu attendras la réponse. En même temps, tu tâcheras de bien regarder la chambre. Comment est le papier des murs ? Comment est le lit ? Où sont les armoires à linge ? Tu t’efforceras de savoir, par la même occasion, si la dame se porte bien, si elle a des envies, si son mari paraît satisfait d’être père ? Bref, tu te débrouilleras pour me ramener le plus grand nombre de renseignements possible. C’est compris ?
Oulîta tortillait les brides de son tablier et baissait la tête.
— Si on l’apprend, je me ferai renvoyer, dit-elle enfin d’une voix morne.
— Et si tu ne m’obéis pas, dit Tania avec impatience, c’est moi qui te ferai renvoyer. Choisis.
— Je vous obéirai, barinia, grommela la servante.
— Attends, dit Tania. Je vais te donner aussi un souvenir que tu remettras à Mme Bourine.
Et elle détacha de son cou un petit médaillon en or, gravé à ses initiales.
Lorsque Michel revint du bureau, à sept heures, il trouva Tania allongée sur le canapé du boudoir. Elle feuilletait des journaux. Il l’embrassa tendrement, et elle lui rendit son baiser avec une expression lasse et navrée.
— Je lisais les récits du couronnement, dit-elle. Ce devait être merveilleux. Comme j’envie Nicolas d’avoir pu assister à la cérémonie !
— Qui te dit qu’il a assisté à la cérémonie ?
— Tout Moscou était sur le parcours du cortège. Il paraît qu’on a beaucoup exagéré la catastrophe de la Khodynka. J’attends une lettre de Nicolas pour me faire une opinion.
Elle bâilla et dit encore :
— Pourquoi rentres-tu si tard ?
— J’ai été retenu au bureau.
— Ah ?
Il avait étudié, dans la journée, un système d’assurances mutuelles pour les employés, et il s’attendait à ce qu’elle le questionnât sur l’affaire. Mais elle ne demanda rien et se remit à feuilleter les journaux. Michel souffrait de l’attitude de Tania à son égard. Au début de leur mariage, elle s’était révélée capricieuse, exigeante, égoïste. Elle le boudait un peu pour ses longues absences, et l’accaparait dès qu’il franchissait le seuil de la maison. Mais, peu à peu, cette fringale de caresses et de compliments semblait s’être calmée. À présent, il n’avait plus auprès de lui qu’une créature indifférente. On eût dit qu’au lieu de les rapprocher, leurs rapports quotidiens les éloignaient l’un de l’autre. Cependant, Michel aurait eu besoin d’une confidente capable de le comprendre et de l’encourager. Mais pouvait-il parler à Tania des difficultés qu’il éprouvait depuis que les filatures du Nord avaient haussé leurs prix sur les draps d’usage ? Pouvait-il l’intéresser à l’ouverture prochaine de la succursale d’Ekaterinodar ?