— À propos, dit-il, je crois que la succursale d’Ekaterinodar pourra être inaugurée vers le mois de juillet. Nous irons ensemble.
— Volontiers, dit Tania sans lever le nez de son journal.
— Cela ne t’amuse pas de revoir Ekaterinodar, tes parents, tes amies ?…
— Si, bien sûr…
— Tu préfères que j’y aille seul ?
— Non.
Michel haussa les épaules.
— Tu me fais la tête parce que je t’interdis de sortir en calèche, dit-il. C’est absurde. Ne compte pas me fléchir ainsi. Ce n’est pas la bonne méthode. D’ailleurs, avec moi, il n’y a pas de méthode.
À peine avait-il fini de parler, qu’il se reprocha le ton suffisant de son admonestation. Tania souriait d’une façon impertinente. Michel rougit, toussota pour s’éclaircir la voix et dit encore :
— Voilà, tu m’as compris, je pense ?
— Non, dit Tania avec douceur. Et cela pour une raison bien simple. Volodia est trop occupé par sa femme, qu’il aime, et qui est enceinte, par-dessus le marché, pour songer à me poursuivre de ses avances.
— Comment sais-tu que sa femme est enceinte ? demanda Michel avec humeur.
— Toute la ville est au courant. Les domestiques, le coiffeur…
Michel parut gêné. Il mordillait ses moustaches.
— À quoi bon parler de ces choses ? dit-il enfin. Je voudrais pouvoir oublier qu’il existe un Volodia Bourine sur terre. Sa mère s’était opposée à son mariage : un mariage absurde, avec une institutrice à qui il a fait un enfant…
— Est-elle jolie ? demanda Tania de son air le plus candide.
— Oui, non, peu importe. Bref, la mère de Volodia a refusé de revoir son fils. Et c’est un peu pour cela qu’il est venu s’établir à Armavir.
— Pour cela, et aussi parce qu’il lui était agréable de nous surveiller, de nous narguer…
— Si tu veux. À présent, la vieille Bourine, ayant appris que sa belle-fille était enceinte, a décidé de réviser son attitude. Volodia doit partir dans quelques jours pour entamer les négociations. S’il arrive à convaincre sa mère, le jeune ménage ira s’installer dans la maison familiale d’Ekaterinodar, et nous serons débarrassés de leur présence. Voilà pourquoi je t’ai dit, hier, que Volodia ne resterait probablement pas longtemps dans nos murs.
Tania baissait la tête, saisie d’une tristesse subite. L’idée de ce départ ruinait toutes ses illusions, et elle se découvrait seule et pauvre soudain, volée, bafouée, au-delà de ses craintes. Elle avait l’impression de s’enfoncer dans un rêve, les yeux grands ouverts et les lèvres muettes. Michel la considérait avec surprise :
— Qu’as-tu ? dit-il brusquement. Je croyais que cette nouvelle te ferait plaisir. Dès qu’ils seront partis, tu pourras reprendre tes promenades…
CHAPITRE VII
Il était quatre heures de l’après-midi, et Michel achevait de dicter son courrier, lorsqu’on lui annonça qu’un gardien de la propriété demandait à lui parler d’urgence. L’homme était maculé de sueur et de poussière. Il respirait violemment par les narines. Dès qu’on l’eut introduit dans le bureau, il s’approcha de Michel et dit :
— Il va périr. Il va passer. C’est sûr.
Michel serra les mâchoires, comme pour dominer une douleur physique. Depuis deux jours, Artem, le vieil intendant du domaine, était malade et se préparait à mourir.
— Il souhaite que tu viennes vite, reprit le Tcherkess.
Michel regarda sa table envahie de papiers.
— Qu’a-t-il au juste ? demanda-t-il sur un ton bourru, pour cacher son émotion.
Le Tcherkess se grattait la nuque :
— C’est difficile à dire. La jambe et le bras sont comme du bois. Et le reste du corps remue. Le rebouteux de l’aoul prétend que le vieux se transforme en arbre et qu’il faut lui donner un peu de terre à mâcher chaque matin.
— Il ferait mieux de convoquer un docteur, dit Michel.
Puis, il se leva et poussa la porte du bureau voisin, où Alexandre Lvovitch discutait avec des représentants.
— Je vais voir Artem, lui dit Michel.
Alexandre Lvovitch tourna vers lui un visage fatigué. Il avait considérablement vieilli, et s’occupait de moins en moins de l’affaire, qui passait tout entière dans les mains de son fils.
— Artem n’est pas bien, je sais, dit-il. Encore un de mes vrais amis qui s’en va !
Son regard était triste. Mais, tout à coup, il sourit et cligna de l’œil :
— Tu devrais prendre la calèche et emmener Tania. Elle ne connaît pas la propriété. Cela lui fera une sortie.
Michel fut surpris de n’avoir pas eu l’initiative de ce projet. Il s’accusa de négliger Tania par égoïsme, ou par manque d’invention.
— Excellente idée, dit-il. Nous reviendrons demain.
Et il quitta le bureau en courant. Il avait hâte d’avertir Tania, qui serait si heureuse de l’accompagner ! Mais il ne dirait pas que l’idée venait de son père. Pour une fois, il mentirait par omission. Ce n’était pas très grave.
Cependant, Tania ne se trouvait ni dans sa chambre ni dans le boudoir, ni dans le salon. Étonné de cette absence insolite, Michel appela la servante Oulîta, qui accourut en rajustant son bonnet de dentelles. Dès les premières questions, la vieille Arménienne se troubla, fondit en larmes et déclara que « Madame se promenait quelque part dans la maison ».
— Qu’entends-tu par « quelque part » ? demanda Michel.
— Eh ! Là ou là ! Comme Dieu le veut !…
— Je n’ai pas de temps à perdre en devinettes. Est-elle chez ma mère ?
— Non.
— Où donc alors ? Parle !…
— Chez la grand-mère, dit la vieille en ravalant une grosse gorgée de salive.
Michel haussa les épaules et suivit le couloir qui menait aux chambres de l’aïeule. La maladie d’Artem le chagrinait à un tel point, qu’il ne songeait même pas à s’étonner des visite de Tania dans cette aile de la maison. Toutefois, lorsqu’il poussa la porte du salon condamné et qu’il vit Tania qui rabattait précipitamment les voilages de la fenêtre, un soupçon rapide lui pinça le cœur.
— Que fais-tu là ? dit-il.
Tania, le visage amolli par la confusion, fuyait son regard, essayait de sourire.
— On ne peut pas lire et tricoter toute la journée. J’étais venue là pour changer de décor, pour rêver un peu, pour me distraire…
— Mes parents t’ont défendu de pénétrer dans cette chambre avant qu’un an se soit écoulé depuis la mort de grand-mère, dit Michel.
— Excuse-moi, dit Tania. J’avais mal compris. J’ai eu tort…
— Je voulais te proposer une promenade, reprit Michel. Artem est malade… J’ai pensé que…
Tout en parlant, il soulevait le rideau de tulle. Il demeura un instant le front collé contre la vitre, et Tania ne voyait que son dos très large et un peu voûté. Puis, il se tourna vers la jeune femme. Les ailes de son nez étaient devenues pâles. Il respirait lentement. Il dit enfin :
— Je te plaignais de n’avoir pas d’amies ! Tu n’es pas allée bien loin pour en trouver une !…