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— Où est le mal ? balbutia Tania. Je connais à peine cette jeune femme. Je ne lui ai jamais parlé. Je la vois à sa fenêtre. Je lui adresse un sourire…

— Et, comme par hasard, il s’agit de la seule personne que je t’aie interdit de fréquenter !

— Est-ce ma faute si, dans toute la ville, il n’y a qu’elle qui ne soit pas affreuse à regarder ?

— Elle porte le nom des Bourine, dit Michel. Cela suffit.

Il se promenait de long en large dans la chambre, les mains nouées derrière le dos, le regard fixe. Tout à coup, il s’écria en se frappant le front des deux poings :

— Que doivent penser les commerçants, les passants qui ont sûrement remarqué ton manège ?

— Je me moque pas mal du « qu’en-dira-t-on », dit Tania.

— Mais moi, je ne m’en moque pas, dit Michel. J’ai la fierté de mon nom, de ma situation…

Tania fit la moue. Cette obstination de Michel à juger tous les actes de l’existence selon les traditions desséchées de l’honneur tcherkess était monotone et révoltante. Car Michel n’avait même pas l’excuse d’être un Tcherkess authentique. Il n’avait gardé de ses ancêtres que les coutumes les plus laides et les plus sottes. Et il n’avait pris aux camarades moscovites de son enfance que leur langage et leurs vêtements. Il était un croisement raté de deux civilisations contraires. Furieuse, Tania tourna vers lui un visage défait, aux pommettes rouges :

— Veux-tu que je te dise la vérité, Michel ? Ton orgueil du nom, de la situation, de la race est grotesque. Tu vis étouffé par des habitudes stupides. Tu as tellement peur de te laisser aller à la moindre fantaisie, que tu en as perdu toute jeunesse, toute spontanéité, toute séduction. Tu marches à tout petits pas, dans un tout petit sentier, vers un tout petit avenir…

Michel blêmit et serra ses mains l’une contre l’autre. Jamais Tania ne lui avait parlé sur ce ton arrogant et calme.

— J’ai organisé ma vie comme il me plaisait, dit-il.

— Oui, mais tu n’es plus seul à la vivre, cette vie, Michel. Et je ne t’ai pas épousé pour végéter dans une prison !

— Qu’est-ce que tu me chantes là ?

— Oui ! Oui ! s’écria Tania. Je peux tout te dire, à présent que tu me reproches ma conduite. Je peux te dire combien je souffre de l’existence que tu me fais mener. Je suis dans ta maison comme dans une cellule. Seule distraction : la promenade de la condamnée. (Encore m’as-tu interdit de sortir, depuis quelque temps !) Seule compagnie : de vieilles Arméniennes obséquieuses, menteuses, méchantes, qui viennent faire leur cour à ta mère, après avoir entouré ta grand-mère de leurs têtes d’épouvantails à moineaux. Et chaque jour est semblable au jour précédent. Et je m’ennuie, je m’ennuie…

— Tu imaginais sans doute qu’Armavir te réserverait une vie de réceptions, de bals, de spectacles et d’intrigues mondaines !

— Je ne visais pas si haut, dit Tania. Mais, lorsque j’ai accepté de devenir ta femme, j’espérais au moins que je vivrais auprès de toi, que nous aurions une existence secrète, un intérieur à nous, une intimité… Je ne sais pas, moi ! Où est-elle, cette intimité ? Le matin, tu disparais en hâte pour t’enfermer dans ton bureau. Au déjeuner, je ne te vois qu’entouré de toute la tribu des Danoff. Après le déjeuner, tu retournes à tes Comptoirs. Et tu ne rentres que pour ce dîner patriarcal et interminable, que j’exècre. Et, le soir, après la partie de dominos ou de whist avec ton père, tu es tellement fatigué que tu te couches tôt. Et voilà tout ce que j’ai de toi ! Voilà pourquoi je me suis mariée ! Voilà à quoi j’ai sacrifié mon indépendance et ma gaieté de jeune fille !

Michel était livide et ses sourcils descendaient en barre sombre au-dessus de son regard outragé. Tania eut peur un instant de ce masque terrible. Puis, subitement, elle éprouva le désir de pousser à bout un homme dont les colères étaient rares et belles. Elle avait besoin, après tant de journées paisibles, d’une crise, d’un éclat, qui la délivrât enfin de l’ennui où elle se consumait.

— Alors, réponds ! dit-elle d’une voix violente, aiguë, qui lui fit mal en passant dans sa gorge. Défends-toi !

Mais, déjà, Michel avait recouvré son calme. Un sourire tendait ses lèvres. Il dit :

— J’observe simplement que tu es devenue exigeante, malheureuse et neurasthénique à partir du jour où Volodia s’est installé ici. Je suis sûr qu’après son départ tu seras de nouveau raisonnable.

— Ce n’est pas vrai, dit Tania. Volodia n’est pour rien dans mon reproche.

— Ne crie pas. Retourne dans ta chambre. Je ne te demande pas de m’accompagner à l’aoul. Lorsque je reviendrai…

— Lorsque tu reviendras, dit Tania, avec une conviction comique, je me serai peut-être tuée par chagrin, par dépit…

— Mais non, dit Michel placidement. Tu es bien trop curieuse.

— De quoi ?

— De la vie.

Il souriait toujours, mais d’une façon hautaine, inquiétante.

— Nous ne parlerons plus de cette histoire absurde, si tu veux bien, dit-il encore.

Et il quitta le salon sans se retourner. Tania l’entendit qui criait des ordres dans l’escalier :

— Qu’on me selle immédiatement Gorbounok, ou plutôt Stréletz. Je pars dans un quart d’heure.

Pendant tout le trajet, Michel ne cessa de réfléchir à la scène pénible que Tania lui avait infligée. Et cela le jour même où, par gentillesse, il se promettait de l’emmener à l’aoul. En fait, il avait oublié déjà que l’idée de cette promenade était due à son père. Il s’en attribuait facilement le mérite et ajoutait l’ingratitude aux griefs nombreux qu’il nourrissait contre Tania. Ni le mouvement de la course, ni le bruit du vent dans les feuillages secs ne le distrayaient de son réquisitoire. Avec une espèce de joie douloureuse, il repassait en esprit les paroles blessantes qu’elle lui avait adressées. Du haut de son cheval, face à la route mouvante, il lui répondait et la condamnait encore. Certes, elle bénéficiait de circonstances atténuantes : elle était jeune, jolie, coquette, et la vie recluse à Armavir ne pouvait satisfaire une personne de sa qualité. Mais, de tout temps, Michel avait entendu dire qu’une femme qui aime son mari doit trouver son plaisir dans cet amour même et oublier les désagréments accessoires. Or, Tania n’oubliait rien, ne pardonnait rien, ne voulait rien comprendre. Peut-être était-ce parce qu’elle n’aimait plus son mari ? À cette idée, un froid subit pénétra le cœur de Michel. Jamais encore il n’avait envisagé l’idée d’une semblable désaffection. Il marmonna pour lui-même :

« Non. Ce serait absurde. Quelle raison aurait-elle de ne plus m’aimer ? Je n’ai pas changé. Je ne l’ai pas trompée. Je ne travaille et ne vis que pour elle. Alors ? »

Une petite frayeur désagréable le faisait frissonner, comme au début d’une maladie. Il ne se sentait plus tout à fait à son aise. Vigoureusement, il réagit contre l’emprise de ce doute lancinant.

« Idiot, je suis idiot ! » grogna-t-il en poussant sa monture.

Et il s’efforça de réfléchir à autre chose : à Artem, à l’aoul, aux chevaux qu’on allait marquer. À mesure qu’il se rapprochait des limites de l’aoul, la pensée de ses promenades d’enfant lui revenait plus fréquemment en mémoire. Lorsqu’il franchit le barrage de buissons qui, à droite de la route, marquait la frontière de la propriété, il eut l’impres­sion d’avoir échappé aux influences d’un univers adulte. Le fait même qu’il fût le mari de Tania devenait en quelque sorte secondaire. La vie profonde n’était pas dans la maison d’Armavir, où une jeune femme nerveuse se lamentait en mordillant son mouchoir de dentelles, mais ici, dans la steppe, au bord de l’Ouroup, où des gardiens tcherkess s’apprêtaient à marquer les poulains.