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— O-oh ! cria Michel.

Sa voix se perdit, loin, dans la plaine, comme une flèche folle. Et Michel se sentit heureux à cause de l’espace qui s’ouvrait devant lui. Son cheval, lancé au galop, fendait l’herbe haute semée d’anémones. Le village se rapprochait à chaque foulée. Les toits fumaient. Quelques cavaliers tournaient autour des barrières de bouleaux. La maison d’Artem était au centre de l’aoul. Michel arrêta sa monture devant la porte, et jeta les rênes à un gamin joufflu, qu’il ne connaissait pas.

— Bouchonne-le, dit-il. Et regarde son sabot gauche…

Puis, il entra dans la masure de son vieil ami. Artem était couché sur des coussins de cuir. Une bourka recouvrait son corps jusqu’au ventre. Son visage était envahi d’une barbe grise et courte qui lui déformait le menton. Dès qu’il aperçut Michel, un sourire d’enfant éclaira sa face ridée.

— Oh ! dit-il, tu es venu. C’est bien. Mais, tu vois, il ne faut pas appeler le médecin. Le rebouteux m’a soigné. Déjà, je peux remuer la main gauche.

Il clappa de la langue :

— On marque les poulains.

— Oui, dit Michel. Je pensais bien que c’était la date.

— Chaque année, le même jour. Sinon, ils ont une mauvaise carrière. Crois-tu que, dans une semaine, je pourrai remonter à cheval ?

Michel eut un serrement de cœur et se contraignit à rire :

— Pourquoi pas ?

— Il y a un cheval ici, Tatéma. Un démon. Une beauté. Je te le réserve pour la course d’Armavir.

— Je ne crois pas que je courrai cette année, dit Michel.

— Pourquoi ?

— C’était bon autrefois, quand j’étais un gamin. Mais maintenant… Tu comprends… Ma position… Un homme marié…

— C’est ta femme qui ne veut pas ?

Un flot de sang envahit le visage de Michel :

— Ma femme n’a rien à dire. D’ailleurs, elle ignore tout de la course qui se prépare.

— On raconte qu’elle s’ennuie, qu’elle n’aime pas le pays, soupira Artem. C’est dommage. Chaque oiseau choisit son ciel…

— Ne parlons plus de cela, dit Michel avec colère.

— Allah ! Allah ! Comme te voilà fâché ! Va voir les camarades qui marquent les poulains, cela te distraira. Et puis, tu reviendras ici. Tu demanderas qu’on te montre Tatéma. Surtout, n’oublie pas de lui rendre visite. Elle mérite beaucoup d’égards. C’est une jument… une jument…

Tout à coup, les yeux d’Artem s’emplirent de larmes, et il demanda d’une voix enrouée, fautive :

— Tu es sûr, n’est-ce pas ?… dans une semaine, je pourrai de nouveau…

— Mais oui, dit Michel.

Et, comme il se sentait trop ému pour prolonger l’entretien, il quitta la maison.

La marque des poulains avait lieu chaque année, à date fixe, et tous les Tcherkess de l’aoul participaient à la cérémonie. Michel dirigea son cheval vers l’immense enclos de pieux et de joncs tressés qui bordait les berges de l’Ouroup. Un groupe d’hommes se pressait autour de la palissade. C’était le personnel des équipes de relève qui se reposait en regardant travailler les camarades. Les cavaliers, raides sur leurs selles, le buste légèrement tourné vers l’arène, discouraient et riaient gaiement. Ils avaient des visages durs et dorés de silex. L’uniforme leur pinçait la taille et leur faisait des épaules nettes comme des coins de table. Leurs bonnets d’astrakan étaient écrasés d’un coup de poing sur l’oreille. En apercevant Michel, ils se turent et firent pivoter leurs bêtes pour l’accueillir de front.

— Où en êtes-vous, les amis ? demanda Michel.

— Demain soir, nous aurons terminé, dit un jeune Tcherkess à moustaches de réglisse. Taghelak a eu la mâchoire démise d’un coup de pied.

— Le maladroit !

Les gardiens riaient en montrant leurs grandes dents cruelles.

— Il faudrait un coup de pied dans l’autre sens pour réparer sa figure, dit un gamin de quinze ans à la face brûlée et mince.

— Allah ! Allah ! Ça n’a pas oublié le goût du lait maternel et ça se mêle de juger les hommes ! dit un autre.

Michel poussa son cheval vers la barrière de joncs et s’immobilisa, le cœur battant d’impatience.

Plusieurs centaines de poulains aux robes fraîches étaient parqués dans l’enceinte. C’étaient des bêtes petites, maigres, au poitrail adolescent, aux grandes têtes ahuries. Jeunes, sottes, effrontées, elles se serraient les unes contre les autres, se cabraient hors de propos et croisaient leurs profils au chanfrein busqué. Le soleil lustrait les croupes nerveuses, enflammait les oreilles assaillies de mouches, huilait de lumière les larges naseaux tremblants. De la masse, montait un murmure très doux de mastiquage et de coups de sabots. Quatre gardiens à cheval surveillaient le haras. Dans l’espace libre, des hommes à pied entouraient un fourneau où chauffaient les longs fers sombres à poignées de bois.

Deux cavaliers parcoururent au pas la ligne du troupeau. Une inquiétude soudaine émut les bêtes. Un poulain se mit à hennir en secouant sa grosse tête puérile tachée de roux et de blanc. Un autre monta des deux pieds sur la croupe de son voisin. Un autre encore, effrayé par le cri d’un oiseau partit en flèche, la queue dressée, la foulée brève, puis s’arrêta, sans raison apparente, et revint au trot vers ses compagnons.

Les cavaliers, poussant des cris et balançant des lassos à hauteur de leur hanche, expulsèrent du lot un petit cheval sombre et rageur aux lèvres roses. Le petit cheval filait, ventre à terre, l’encolure courbée, les jambes rapides et sèches comme des rayons de roue. L’un des Tcherkess le rejoignit, et le lasso, déroulant sa boucle horizontale, arrêta l’animal en pleine course dans un nuage de poussière. Serrant sa prise, l’étranglant, le gardien finit par l’amener au centre de l’espace libre. Comme la bête se cabrait, un second lasso vint lui nouer les jambes et elle boula sur le flanc. Les hommes à pied étaient déjà sur elle et la maintenaient couchée. Le poulain dressait, au bout de son encolure tordue, sa tête indignée et cocasse de victime expiatoire. Le chef d’équipe s’approcha, le fer au poing, et appliqua la marque sur la cuisse gauche du cheval. Le cheval hennit douloureusement et secoua ses membres ficelés. Un filet de fumée montait de sa croupe vibrante.

— Khabarda ! cria le chef d’équipe.

Ayant dénoué les cordes, les tortionnaires firent un bond de côté. Le poulain, brûlé, furibond et comique, ruait à pleins sabots dans l’espace, fonçait sur les piétons, quoaillait, renâclait, piaffait sur place. Il se lança enfin par la porte rapidement ouverte, vers la plaine vaste et odorante où tremblaient des coulées de fleurs blanches jusqu’à l’horizon.

— Au suivant, dit le chef d’équipe.

Michel s’amusait à reconnaître le caractère de chaque bête à sa façon de se comporter devant les cavaliers de poursuite. L’une courait droit devant elle, et, serrée au garrot, donnait des coups de tête contre ses ennemis. Une autre fuyait, les reins creusés, les flancs frémissants de longues veines nerveuses, évitait le lasso, et, tout à coup, épouvantée, ralliait au petit trot le cercle des tourmenteurs qui riaient en se claquant les cuisses. Une troisième se laissait faire avec une docilité fausse et vulgaire, mais se dégageait soudain et marchait, cabrée comme un cheval de cirque, sur le groupe des hommes qui reculaient devant elle.