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Au-delà de l’enclos, derrière le cours de l’Ouroup, la plaine s’allongeait, molle et juteuse, jusqu’au petit bois de hêtres qui masquait les maisons d’un village cosaque. Le lac salé, proche de la stanitsa, miroitait au soleil. Au-dessus des arbres, usés comme des fumées, le ciel montait d’un seul plan, bleu et net. Michel passa la main sur son visage en sueur « La vraie vie est ici, avec ces hommes, avec ces chevaux. Le reste… » Il soupira. Le souvenir de Tania glissa sur lui comme un nuage. Et, tout à coup, il la compara à ces pouliches insolentes qui ruaient et se cabraient un peu, avant de se laisser marquer aux insignes des Danoff. Il se mit à rire doucement, sans méchanceté. Ensuite, il oublia la raison de cette gaieté passagère et continua d’observer le manège des gardiens. En vérité, plus il les regardait faire, plus il avait envie de participer à leur jeu. Mais il craignait de les décevoir par sa maladresse : il y avait si longtemps qu’il n’avait plus manié le lasso !

À la relève des équipes, il pria un Tcherkess de lui prêter son lasso et pénétra au petit trot dans l’enceinte. Arrêté devant ces poulains aux têtes faraudes et douces qui l’examinaient de biais, en montrant le blanc de leur œil, il ne douta plus d’avoir découvert un travail à sa convenance. « Vraiment, je suis un sauvage », pensa-t-il avec une certaine fierté. Puis, il passa une main sous la sangle de la selle, vérifia l’enroulement du lasso, et, rendant la main à son cheval, le poussa gentiment vers le centre. Deux cavaliers tcherkess firent sortir du tas une pouliche rousse, couleur de cuir verni, et Michel la prit en chasse avec de longs cris de gorge. La pouliche détalait, crinière au vent, les oreilles aplaties. Michel donna des éperons, et son cheval, insulté, accéléra son galop dans le sillage de la fugitive. Le front serré, le cœur battant d’une extase amoureuse, Michel retardait de seconde en seconde le geste de balancer et de jeter la boucle. La pouliche n’était plus qu’à quelques foulées. Sa croupe active dansait comme un soleil sous les yeux de Michel. Des mottes de terre lui sautaient au visage.

— À vous ! cria quelqu’un.

Michel tendit le bras. La boucle plana un instant, ouverte et ronde, et s’abattit sur le garrot de la bête. Déjà, le chef d’équipe s’approchait avec son fer rouge. Michel inclina les rênes, tourna sa monture et revint à pas lents vers le troupeau.

— Au suivant, dit-il.

Jusqu’au soir, il travailla ainsi avec ses hommes, le visage brûlé de sang et de sueur, les mains crispées, les genoux pesants. Un abrutissement solennel engourdissait son esprit et son corps. Il éprouvait la volupté de ne penser à rien. Plusieurs fois, il changea de cheval et de lasso. Enfin, le ciel vira au jaune, et des nuages de poudre grise s’allongèrent en barre au-dessus de l’horizon. L’herbe flambait dans une lumière d’or caillé. Des myriades de moustiques vibraient au niveau des figures. De la rivière, venait une odeur de vase et de pierre mouillée. Puis, le ciel se laissa mourir avec de grands flamboiements pathétiques. La terre fut aveugle et dure. La lune brillait dans l’ombre élevée, et les étoiles commencèrent à palpiter autour d’elle. À l’ouest, on entendit le mugissement des bêtes à cornes qui traversaient l’Ouroup et qu’on allait marquer le lendemain. Les bouviers hurlaient avec des voix de rêve.

Michel sauta de son cheval, qui vibrait de tous ses membres et dont le poitrail trempé portait une écume blanche, épaisse comme le doigt. Les jambes de Michel étaient raides et douloureuses, après la monte. Ses reins lui faisaient mal. Les rênes avaient déchiré la peau de ses mains. À leur tour, les Tcherkess mirent pied à terre. Ils arrachaient des touffes d’herbes et bouchonnaient leurs bêtes. Quelqu’un jeta une bourka de feutre sur les épaules de Michel.

— On reste ici, dit Tchass, qui commandait les gardiens en l’absence d’Artem.

Et la soirée fut telle que Michel l’avait désirée.

Deux garçons de l’aoul allumèrent un bûcher de bois sec. Les hommes dessanglèrent leurs chevaux et s’étendirent sur leurs bourkas, la selle sous la tête et les pieds tendus vers le feu. La flamme du brasier leur faisait des visages rouges, crevés de rides. Des poignards d’argent brillaient à leur ceinture. Loin du foyer, des silhouettes obscures sacrifiaient un agneau, dont les bêlements lugubres allaient jusqu’aux étoiles. Puis, l’agneau, proprement traversé par une baguette de fusil, fut hissé sur deux fourches au-dessus des flammes. Un vieillard, mince comme un adolescent, s’assit devant le feu pour surveiller la cuisson. De temps en temps, il tournait la broche et arrosait le rôti avec le jus recueilli dans une cuvette en bois. La peau de la bête grésillait. Une odeur de chair brûlée prenait les narines. Michel, recru de plaisir et de fatigue, ne disait mot, et, les paupières basses, écoutait bavarder ses hommes. L’un vantait la souplesse et la docilité de son cheval, l’autre la justesse de son coup de feu, un autre encore la trempe de son poignard. Et, à l’appui de ses paroles, il cueillait une touffe d’herbe et la tranchait au ras du poing.

— C’est facile de se vanter, dit le vieillard. On verra les braves à la prochaine fête d’Armavir. Qui est-ce qui saura rapporter le chapeau de noisettes à sa bien-aimée ?

— On compte sur toi, grand-père !

— Pourquoi pas ? Pourquoi pas, moineaux ? Je suis encore de taille à vous souffler tous, dit le vieillard avec un grand rire. Vous autres, vous ne savez rien ! Vous n’avez pas connu les prouesses de nos ancêtres !

— Raconte l’histoire de Hamzar-Beck, grand-père.

— Ou celle de Taachiné, l’agneau de Dieu !

— Taachiné ? Mon père l’a connu. Il était droit comme un peuplier, et son regard était fier comme celui du vautour. Il avait un cheval tout noir, harnaché d’argent, un poignard tranchant, plaqué d’or sur fond noir, et un fusil au canon à huit faces forgé à Bakhtchi-Saraï. Pour la guerre, il portait une cotte de mailles doublée de coton, un casque, une javeline, et, comme il était noble, les flèches de son carquois étaient empennées de plumes d’aigle blanches…

Un oiseau de nuit pousse son cri épouvanté au-delà de l’Ouroup. Une bête invisible fuit à travers l’herbe qui soupire. La lune blanche et ronde éclaire l’enclos de joncs, le miroir du lac salé et la rivière.

Déjà, un Tcherkess détaille l’agneau à coups de poignard, et distribue leurs parts aux camarades. Michel mange un morceau de viande qui sent le feu de bois et l’herbe brûlée, une galette de millet moulu, du fromage blanc. Il boit de la bière à même une calebasse d’argile. Et il s’essuie les lèvres avec sa manche, comme les autres.

Le repas achevé, les gardiens ajoutent du bois au bûcher et se roulent dans leurs grands manteaux de feutre. On n’entend plus que les chevaux qui mâchent l’avoine en somnolant.

Un jeune Tcherkess se lève sur les coudes et demeure longtemps immobile, découpé en rose feu sur le fond de la nuit. Et, tout à coup, il entonne en sourdine une mélopée plaintive et lente, dont Michel connaît les moindres inflexions. Une guitare à deux cordes s’éveille et l’accompagne de son bourdonnement monotone. Quelqu’un claque ses mains en cadence.

Ouarida-da-Ouarida,

Ouarida-da-da !…

Michel ferme les yeux, bercé par la chanson familière. Comme il est heureux, tout à coup ! Comme tout est simple parmi ces enfants de la terre ! Comme il souhaiterait leur ressembler, oublier ses études, ses travaux, les Comptoirs Danoff, Tania !