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Un sentiment étrange d’éternité le recouvre et le lave comme une vague fraîche. Il est neuf. Il est pur. Il est fort. Son souffle se raccourcit, ses joues se tendent. Le sommeil le prend à la gorge. Et il s’endort, tandis que des guerriers d’ombre et de lumière protègent son repos contre les génies de la nuit.

Le lendemain, quand le travail de marque fut terminé, Michel et ses compagnons rejoignirent le village en chantant. Mais dès leur arrivée dans l’aoul, ils comprirent qu’un malheur venait de frapper la tribu. Les abords des maisons étaient déserts. Des glapissements de pleureuses sortaient de la hutte d’Artem : le vieillard avait subi une nouvelle attaque et le rebouteux affirmait qu’il ne passerait pas la nuit.

Michel se rendit au chevet du moribond. À son entrée, la case, pleine de monde, se vida en silence, et Michel s’approcha de la litière de coussins où reposait le corps. Artem avait un visage sec et mince comme un masque de papier froissé. Sa barbe grise était encore humide des aliments qu’on avait tenté de lui faire prendre. Sur son crâne rasé, se promenaient de grosses mouches bleues. En voyant Michel, il eut un sourire enfantin et triste, et ses yeux se brouillèrent de larmes. Ses mâchoires bougeaient sur une voix grésillante.

— Tu vois, dit-il doucement. Je croyais que tout allait mieux. Et Allah en a décidé autrement. Regarde, je ne peux plus bouger ni mes doigts ni mes jambes. Je ne suis bon à rien. La souche tombe et le troupeau passe…

Tandis que le vieillard parlait avec effort, Michel songeait au fier cavalier d’autrefois. Il se rappelait ses randonnées d’enfant aux côtés d’Artem, la jument noire que Tchass pourchassait devant eux, le départ pour Ekaterinodar, en troïka. Il revoyait Artem, assis près de lui, dans la cour de l’auberge, et qui disait pour le consoler « Tu seras grand et fort, parce que tu auras osé mettre un pied devant l’autre. » Voici que ce même Artem était là, immobile, maigre comme un paquet d’ossements. Et, demain, il n’y aurait plus d’Artem.

— Non ! Non ! Tu ne mourras pas ! s’écria Michel. J’ai déjà dit à Tchass d’aller chercher notre docteur d’Armavir…

— Que peut faire un docteur contre la volonté d’Allah ? dit Artem. J’ai vécu mon temps. J’ai chevauché de belles bêtes, j’ai eu de belles armes, j’ai vu de beaux soleils. Il faut céder la place. Un bourgeon pousse l’autre. D’autres, d’autres viendront…

Il sourit de nouveau et baissa un instant les paupières. Michel crut qu’il s’était assoupi de fatigue. Mais le vieillard poursuivit sur un ton monotone :

— Mon père était un guerrier... J’ai été un éleveur… Que seront les fils ?… Ah ! ils n’auront pas notre vie, notre belle vie…

— Il y aura toujours des Tcherkess, Artem, dit Michel. Que ce soit dans les montagnes, dans les plaines, dans la ville, on saura les reconnaître à leur franchise, à leur fierté, à leur courage…

— Oui, dit Artem. C’est… c’est tout ce qui reste…

Sa voix devenait faible, indistincte :

— Michel… Michel… Sois toujours… digne de nous… Tu es de confession arménienne… Mais tu es Tcherkess par le cœur… Aime tes parents, ta femme, ton pays… Tue tes ennemis… et comble tes amis…

— Je te le jure, dit Michel.

La sueur coulait sur le visage du mourant :

— Promets-moi aussi de courir pour la fête d’Armavir. Tu monteras Tatéma…

— Oui.

— C’est dommage… J’aurais voulu te voir gagner la course… Peut-être que, tout de même, je te verrai de là-haut…

Michel quitta la hutte sur la pointe des pieds, et les pleureuses revinrent à leur poste.

Le médecin d’Armavir arriva tard dans la nuit, pratiqua quelques piqûres et sortit de la cabane en hochant la tête.

— C’est un gaillard, dit-il à Michel. Un autre en serait mort sur le coup.

Le lendemain, à l’aube, Artem avait cessé de vivre. Michel fit prévenir ses parents et sa femme qu’il demeurait à l’aoul pour suivre les obsèques.

Le jour de l’enterrement, les amis d’Artem vinrent exprimer leurs condoléances à la famille du défunt. Chaque Tcherkess s’avançait à tour de rôle vers la veuve, soulevait l’avant-bras, laissait retomber sa main sur le manche du poignard, et rentrait sans un mot dans le rang. Les femmes murmuraient « Peine pour la perte… peine pour la perte… » Le défilé terminé, le corps d’Artem fut roulé dans un tapis, déposé dans un tronc d’arbre excavé, et transporté jusqu’au bout du village par les laveurs de cadavres. Là, il fut sorti du cercueil, descendu dans une fosse et couché à même la terre. Les pleureuses récitèrent les mérites du disparu. Un prêtre musulman lut quelques prières rapides. Tchass amena le cheval d’Artem, harnaché de ses cuirs de fête. La veuve frappa l’animal de trois coups de fouet et dit « Je lègue cette bête à ton ami Tchass… Il prendra soin d’elle. » Puis, elle disposa dans la tombe des gâteaux au beurre, des pommes séchées, des noix, un peigne et un petit miroir. Les pleureuses reprirent leurs lamentations, tandis que les premières pelletées de terre tombaient sur la figure du mort. Le mollah psalmodia encore une prière de grâce, et tout le monde revint au village pour le repas des mortailles.

Enfin, le repas achevé, deux cousins d’Artem sortirent de la hutte, jetèrent une corde par-dessus le toit, et la tirèrent d’un côté et de l’autre, selon l’usage, pour voir si le décès du maître n’avait pas définitivement ébranlé la maison.

Michel s’avança dans la cour pour regarder les deux hommes qui halaient le filin de chanvre. La maison n’était pas déracinée. La maison tenait bon, comme le cœur de la veuve, comme le cœur des parents, des amis. Il fallait vivre, malgré les morts, contre les morts.

La tristesse de Michel était profonde et douce. Il pensa un instant à la brouille qui le séparait de Tania, et ne put s’empêcher de sourire. Que tout cela était médiocre, artificiel et absurde, auprès des hauts exemples de courage et de simplicité qui lui venaient des gardiens tcherkess ! S’il avait été semblable à ces hommes rudes, Tania n’eût pas songé à se révolter.

— La maison n’a pas cédé ! cria l’un des Tcherkess qui tirait sur la corde.

— Non, dit Michel, la maison n’a pas cédé.

Et il ordonna de seller son cheval.

CHAPITRE VIII

À son retour de l’aoul, Michel affecta une valeureuse indifférence. Tania, de son côté, feignit d’ignorer le dissentiment qui les avait séparés. Par une sorte d’accord tacite, ils vécurent quelques jours sans tenter la moindre allusion à Volodia et à Suzanne. Cependant, au bout d’une semaine, Tania, qui souffrait de sa nouvelle solitude, avait repris ses stations à la fenêtre. Mais elle avait chargé sa femme de chambre de surveiller l’escalier pendant tout le temps qu’elle-même resterait en faction. Malgré l’abondance et la violence des arguments dont s’était servi Michel, elle ne parvenait pas à se sentir coupable. Parfois même, elle s’imaginait que Michel regrettait ses paroles et allait lui demander pardon. Elle était prête à lui pardonner, d’ailleurs. À lui comme à Volodia, comme au monde entier, pourvu qu’on la laissât correspondre avec Suzanne. Tout à coup, il lui semblait être devenue l’héroïne d’un livre. Et cette impression la flattait. Michel, cependant, chaque fois qu’il demeurait seul à seule avec elle, la dévisageait d’une façon anxieuse. Visiblement, il s’efforçait de la comprendre et mesurait ses chances de la reconquérir Cela, non plus, n’était pas désagréable.