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— Vite, vite, refermez les portes ! Il ne faut pas qu’on voie les autres artistes !

Déjà, des voix maternelles criaient, à l’autre bout de la cour :

— N’est-ce pas Nina que j’aperçois, tout au fond ?

— Et Sonietchka ! Tu n’as pas trop chaud, Sonietchka ?

— Les portes ! hurla Lioubov.

Volodia rebroussa chemin et ferma les portes d’un coup de pied. Puis Michel l’entendit qui s’éloignait en imitant le chant d’un homme ivre.

— Il joue bien, dit-il. On croirait vraiment un homme ivre.

— Après, c’est à nous, murmura Tania.

Il faisait sombre dans le hangar. Quelques filets de lumière brillaient aux fentes des planches disloquées. Du plafond, pendaient des toiles de sac. Tania était blottie contre Michel, et il sentait le souffle de la fillette sur sa joue. Autour d’eux, se pressaient des visages obscurs. Quelqu’un soupira :

— J’ai envie de sortir.

— On ne sort pas, dit Michel.

Les ténèbres le rendaient courageux. Une exaltation singulière lui dilatait la poitrine. De toute évidence, il éprouvait pour Tania un sentiment d’une valeur exceptionnelle. Était-ce un des entraînements amoureux dont Volodia paraissait friand ? L’aigrette accrochée au front de Tania scintillait légèrement dans l’ombre.

— J’ai peur, dit Tania.

Une voix querelleuse retentit au fond du hangar :

— Je n’irai pas. Et c’est tout ! Je ne veux pas me montrer dans une robe trop longue.

— Tu es une fille. Et toutes les filles sont des buses. Quand Volodia reviendra, il te tirera les cheveux, répondit un invité.

Tout à coup, les portes s’ouvrirent avec violence. Le numéro de clowns était fini. Volodia et Akim regagnaient les coulisses en riant. Akim n’avait plus sa pomme.

— À vous, dit Volodia, en s’épongeant le visage avec le revers de la manche.

— À nous ! s’écria Tania. Mon Dieu ! Oh ! Michel ! Je n’oserai jamais…

— Tu fais des manières et tout le monde le comprend, et c’est tout ! grogna Lioubov.

— Tania, le public s’impatiente, espèce de toupie ! hurla Volodia.

— Bien, dit Tania.

Dans un grand effort, elle redressa la tête et sortit du hangar en caracolant et en reniflant à pleine gorge.

« Pourvu que tout se passe bien », songea Michel. Et, les genoux faibles, le cœur défaillant, il suivit la fillette.

— Caracole, toi aussi, lui cria Volodia.

Michel se mit à caracoler le long des caisses. La lumière brusque du ciel l’aveuglait. Il regarda les parents, massés au fond de la cour, qui bavardaient entre eux avec des mines aimables. Des gamins de la rue s’étaient hissés sur la palissade et contemplaient le spectacle en croquant des graines de tournesol. Ils crièrent :

— Oh ! la drôle de fille !

Tania galopait d’une façon alerte et gracieuse en secouant ses lourdes boucles blondes. Le jeu de ses jambes fascinait Michel et lui donnait vaguement la nausée. Elle était vraiment très jolie avec sa jupe cloche semée de fleurs. Le mouvement de la course découvrait ses jupons amidonnés. Ses bottines jaunes étaient minuscules. Le comble du bonheur eût été de courir derrière elle jusqu’à en mourir de fatigue et de joie. Mais, tout à coup, une idée atroce traversa Michel et l’arrêta, stupide, au centre de la piste : il n’avait pas le lasso.

Volodia avait ouvert la porte du hangar et criait :

— Ton lasso, tu l’as oublié ici !…

Les parents éclatèrent de rire. Tania s’assit sur une caisse et dit « Eh bien ! » Et Michel, brûlé de honte et de rage, dut revenir aux coulisses et accepter le cordon de store que lui tendait une main charitable.

— Ce n’est rien… Un accroc, disait Volodia.

Les rires se turent enfin, et Michel, ivre de haine, les dents serrées, le cœur meurtri, reprit sa course en grommelant des injures. Patience ! Il leur montrerait à ces rieurs imbéciles de quoi était capable un garçon de sa race. Il les étonnerait par son adresse. Il les obligerait à regretter leur effronterie. Comme ils le complimenteraient plus tard ! Comme on parlerait de lui à table, ce soir même, et tous les autres soirs ! « C’est le fils d’Alexandre Lvovitch ! Un vrai Tcherkess !… »

En quelques enjambées, Michel se rapprocha de la fillette. Elle tourna vers lui une figure rose et moite. « Je suis Tchass et elle est la jument noire », songea Michel. Il cria :

— Hourra ! Hourra ! pour se donner du courage.

Et, de la main droite, il balançait la masse pliée du lasso. Tout à coup, il leva le bras, lança la corde. Un sanglot aigu répondit à son geste. La boucle, mal dirigée, avait frappé l’œil gauche de Tania. Les deux mains sur le visage, la fillette trépignait et poussait des hurlements affreux. D’un seul mouvement, le public avait abandonné ses places.

— Ma petite fille ! Ma chérie ! Apportez vite de l’eau ! Il faut prévenir Constantin Kirillovitch ! Un peu de valériane, Macha ! Et des mouchoirs !…

Les artistes, jaillis des coulisses, accouraient à toutes jambes, en glapissant :

— Un accident ! Un accident !

Michel, pétrifié, demeurait à l’écart du groupe. Ses mains devenaient froides. Et sa tête lui faisait mal. De toutes ses forces, il tentait de comprendre. Mais à quoi bon réfléchir ? N’avait-il pas blessé une fille, la fille de son hôte, l’amie de son meilleur ami ? Par ce geste, il s’était désigné au mépris des autres enfants et à la juste rancune de la famille. En vérité, il méritait qu’on le chassât dans la rue. Volodia s’approcha de lui, la mine consternée.

— Ne t’inquiète pas, dit-il.

— Laisse-moi. Je me tuerai, grogna Michel.

Cependant, le groupe se défaisait lentement autour de la victime. Et Michel vit Zénaïde Vassilievna reconduire sa fille vers la maison. Tania marchait à petits pas boiteux. Sa robe était trempée d’eau. Une compresse énorme, gorgée de coton, tapissée de gaze, lui couvrait l’œil gauche et une moitié de la joue.

— Mon Dieu, dit Michel. Elle est aveugle. Et c’est ma faute…

— Mais non, dit Volodia. Les filles aiment qu’on les batte.

— Je ne peux plus rester dans cette maison, dit Michel d’une voix basse. Je ne suis pas digne de cette hospitalité. Je ne suis pas digne de mon nom. Je ne suis pas un Danoff. Si Artem savait ça…

Arrivée au perron, Zénaïde Vassilievna confia sa fille à une nounou éplorée et revint sur ses pas.

— Mes enfants, dit-elle, après ce petit incident, j’espère que vous allez jouer à des jeux plus calmes. Tania va se reposer un peu et vous rejoindra dans un moment…

Tandis qu’elle parlait, Michel s’était approché d’elle.

— Je vous demande pardon, murmura-t-il. Je ferai tout ce que vous exigerez pour réparer ma faute.

— Tout ce que j’exigerai ? s’écria Zénaïde Vassilievna en riant, alors emmène tes petits amis prendre une tasse de chocolat au salon, et quitte cet air grognon.

— Pardon ! Pardon ! dit Michel. Je suis un chien. Un sale chien !

Et il se donnait des claques sur les joues :

— Chien ! Chien !

— Allons ! Allons ! Calme-toi, dit Zénaïde Vassilievna. Ce n’est rien…

Elle se baissa vers lui et le baisa sur la tempe. Michel ferma les yeux. Lorsqu’il les rouvrit, Mme Arapoff avait disparu.

— Comme elle est bonne ! dit Michel.

Brusquement, il s’imagina sauvant Zénaïde Vassilievna d’un incendie. Les flammes dévoraient le dernier étage de la maison. Et lui, dressé sur l’échelle des pompiers, environné de fumée et d’étincelles craquantes, descendait les barreaux de bois en portant Zénaïde Vassilievna dans ses bras vigoureux. En bas, la foule noire l’acclamait, l’appelait par son nom : « Micha ! le héros ! Micha ! » Et Tania, assise au bord du trottoir, levait vers lui un regard d’extase. « Il a blessé la fille. Il a sauvé la mère. » Rasséréné par cette vision bénéfique, Michel consentit à suivre la horde des invités qui se ruait vers la table.