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Certain soir, comme il inscrivait des notes dans son calepin avant de se coucher, elle crut qu’il composait des vers à son intention. Intriguée, elle passa derrière lui et essaya de lire le texte par-dessus son épaule. Sur la page blanche, s’alignaient des noms de chevaux. Elle fut ulcérée par cette indélicatesse. À tort, d’ailleurs, car, tout en notant des noms de chevaux, Michel ne cessait de penser à sa femme. Après une longue réflexion, il était arrivé à la conclusion suivante : Tania ne s’était détachée de lui que pour retourner à ses rêves de jeune fille. Et cela parce qu’il l’avait déçue. Mais pourquoi l’avait-il déçue ? Méticuleux et sévère, à son habitude, Michel dénombrait mentalement les qualités qui eussent dû lui gagner le cœur de Tania, et les défauts qui l’avaient écarté d’elle. De ce bilan sentimental, il résultait nettement que Tania le méprisait parce qu’il avait voulu la soumettre avec les mêmes armes que Volodia. Volodia était intelligent, spirituel, primesautier et vantard. Michel ne pouvait pas lutter avec lui sur le terrain de la séduction pure. Mais il avait pour lui un courage, une droiture, une santé morale dont Volodia était dépourvu. Cette fête équestre, à Armavir, lui donnerait l’occasion d’éblouir Tania. Michel eût souhaité que Volodia participât au concours pour avoir la joie de le battre. Mais Volodia était trop piètre cavalier pour s’intéresser à l’épreuve. Et, d’ailleurs, selon les renseignements que Michel avait recueillis, la vieille Bourine l’appelait d’urgence à Ekaterinodar pour préparer avec lui l’installation de Suzanne dans la maison familiale.

De fait, Volodia quitta la ville quelques jours avant la course. Michel, posté derrière les vitres de son bureau, le vit monter dans une calèche encombrée de bagages. Les deux Tcherkess, dont Volodia ne se séparait jamais, enfourchèrent leurs montures. Et le petit convoi s’ébranla, salué par le concierge et les domestiques de l’hôtel. Lorsque la calèche eut tourné le coin de la rue, Michel poussa un soupir de soulagement. Certes, il ne craignait pas Volodia et ses gardes du corps aux faces tailladées de cicatrices. Mais la présence de son rival à Armavir lui était odieuse. Il lui semblait, à juste titre, que, jusqu’au jour où Volodia n’aurait pas disparu de son horizon, il lui serait impossible d’organiser sa propre existence. Volodia rappelait à Tania un passé joyeux et facile. Ce souvenir vivant masquait pour elle tous les avantages de son nouvel état de femme mariée. Constamment sollicitée par des réminiscences malsaines, elle ne tentait pas de renoncer à son âme de jeune fille. Elle cultivait en elle-même un esprit de révolte et de tristesse. Mais, dès que Volodia serait loin, dès qu’elle n’aurait plus d’allié dans cette lutte chimérique, elle se laisserait séduire par la raison, la douceur et la fermeté de Michel. À présent, Michel était sûr de sa victoire. La pensée même que Tania, rompant sa promesse, s’était peut-être installée à la fenêtre de la grand-mère pour voir s’éloigner la calèche, la pensée qu’elle pleurait cette séparation, la pensée qu’elle maudissait sa réclusion, ne lui paraissaient plus redoutables. Pendant le déjeuner, il observa attentivement le visage de sa femme. Elle avait des pommettes rouges, irritées. Ses yeux étaient d’un bleu mauve, troublé, fatigué par les larmes. Michel ne put réprimer un sourire. Il ne la gronderait pas. Il ne lui dirait rien. Tout cela n’avait plus d’importance. Comme le repas tirait à sa fin, Michel demanda si les Tcherkess avaient amené son cheval pour la fête équestre de dimanche prochain.

— Pas encore, dit Alexandre Lvovitch. Ils comptent venir cet après-midi ou demain. D’ailleurs, je voulais te dire…

Il toussota d’un air gêné, regarda Tania à la dérobée et poursuivit :

— Je voulais te dire… Heu… Entre nous, il ne te sied pas de participer à ce concours… Tu es un chef d’entreprise, un monsieur… Tu vas te mêler à des gardiens tcherkess…

— Eh bien ? dit Michel. Tu en as fait autant, dans ta jeunesse.

— Je n’étais pas encore marié, et les gens étaient plus simples.

— Quels gens ?

— Tous… tous…

Il regardait toujours Tania.

— Tu as peur que Tania n’apprécie pas mon idée de me joindre à la fête ? demanda Michel en riant.

Tania leva la tête. Toute à ses pensées, elle n’avait rien entendu.

— Elle va te prendre pour un vrai sauvage, dit Alexandre Lvovitch.

— Tant mieux, dit Michel. D’ailleurs, j’ai juré à Artem de monter Tatéma pour la course…

— Alors, puisque tu as juré, dit Alexandre Lvovitch d’un air soulagé et joyeux.

Marie Ossipovna se mêla à la discussion :

— Un homme ne doit jamais s’occuper de ce que sa femme pense ou ne pense pas. D’abord, une femme bien ne pense pas. Moi, je ne pense pas. Simplement, je regarde. C’est déjà assez fatigant.

Et, tout à coup, son visage se mit à trembler :

— Je regarde, oui. Et je vois des choses pas propres. Qui est-ce qui a déchiré l’album, dans la chambre condamnée ?

Tania devint pâle comme une morte.

— Moi, dit Michel.

Marie Ossipovna le scruta d’un regard perçant :

— Pourquoi ?

— Pour, pour…

Tout en cherchant une excuse, Michel observait Tania et se réjouissait de son trouble.

— Un jour, dit-il, j’ai eu besoin de papier pour nettoyer mes revolvers… Je passais dans le couloir…

— Huit pages sont arrachées… Huit belles pages en papier glacé…

— J’achèterai un autre album, dit Michel, et je recollerai les photographies.

— Il est interdit d’entrer dans cette chambre, dit encore Marie Ossipovna.

— Je m’excuse, dit Michel. Je l’avais oublié.

Tania lui adressa un sourire de reconnaissance.

Après le déjeuner, Michel fit seller son cheval et partit en direction de l’aoul. Arrivé dans les faubourgs de la ville, il vit un groupe de cavaliers qui s’avançaient vers lui. Les Tcherkess encadraient un cheval noir, nerveux, harnaché de cordes : Tatéma. Michel poussa un cri de joie et éperonna sa monture pour les rejoindre.

Le dimanche, dès huit heures du matin, les organisateurs de la fête, qui portaient tous un ruban rouge au bras, s’affairaient dans les rues de la ville. Aidés de la police, ils obligeaient les habitants à parquer leurs voitures dans les cours et à fermer les portes cochères. Ils traçaient des flèches à la peinture blanche sur les murs des maisons qui jalonnaient l’itinéraire. Enfin, ils tendirent des cordes aux deux extrémités de la voie principale, car il était interdit aux concurrents de dépasser les limites de la cité. La compétition équestre d’Armavir, qui avait lieu chaque année à la même date, était célèbre dans toute la région. Une tradition solide présidait à son ordonnance. Les participants étaient scindés en groupes de vingt à vingt-cinq cavaliers. Dans chaque groupe, l’un des champions recevait des mains d’une jeune fille un chapeau fixé au bout d’un bâton, et composé d’une calotte en jonc tressé, ornée de noix et de noisettes. Le détenteur du chapeau partait au galop à travers la ville, et ses compagnons devaient s’efforcer de le rattraper et de lui arracher le trophée. Celui qui ramenait le chapeau à la jeune fille était considéré comme le triomphateur de la course. Cette épreuve se soldait généralement par quelques jambes brisées, de nombreuses foulures et des inimitiés imprescriptibles entre les rivaux. Deux ou trois fois, la municipalité avait tenté d’interdire ces réjouissances brutales, mais les autorités avaient dû s’incliner devant l’exigence de la population. Cette année-ci, même, à l’hôtel du Caucase, s’était installé un banquier grec qui acceptait les paris.