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Bien avant l’heure de la course, les curieux s’établirent commodément le long des maisons et aux fenêtres. Le public était surtout composé de vieillards en uniformes tcherkess, armés de pied en cap, de femmes arméniennes endimanchées et de gamins ahuris. Tous les hommes jeunes, valides et possédant un cheval, s’étaient inscrits pour l’épreuve.

Michel avait promis de se joindre à un contingent de vingt-trois cavaliers, arrivés du domaine des Danoff. Les Tcherkess étaient montés sur des bêtes aux sabots astiqués, aux crinières peignées. Leurs toques d’astrakan étaient repoussées sur la nuque. Massés devant la porte des établissements Danoff, ils attendaient que Michel vînt prendre la tête de la troupe. Et, lorsqu’il parut sur le perron, ils l’acclamèrent. Michel avait revêtu un uniforme gris clair, serré à la taille par une mince courroie de cuir et décoré de douilles d’ivoire sur la poitrine. Une toque de fourrure blanche lui coiffait le crâne. L’émotion et la joie pâlissaient son visage. Un palefrenier lui amena son cheval, Tatéma. C’était une jument noire, de race circassienne, petite, très campée, avec des jambes de muscles et de nerfs, et une forte tête aux prunelles craintives. Michel flatta de la main le chanfrein où saillait une longue veine sinueuse. Et l’animal frémit de tous ses membres.

— Oh ! Oh ! Tatéma ! cria le palefrenier. Elle est peureuse. Il faudra bien l’encadrer.

Michel enfourcha la jument, et, aussitôt, elle fléchit l’arrière-train et se mit à danser sur place. Les employés, qui faisaient la haie devant la magasin, reculèrent instinctivement. Des cris montaient de la foule qui bordait la grande rue :

— Qui sera le plus rapide ? Qui sera le plus brave ?

Les chevaux des Tcherkess, gagnés par l’impatience, caracolaient aussi dans un bruit de sabots et de harnais heurtés. Michel leva les yeux vers les fenêtres de la maison, et vit Tania qui le regardait, le nez écrasé contre la vitre. À la croisée voisine, se tenaient ses parents, debout côte à côte, le sourire aux lèvres.

— En route, mes amis, dit Michel.

La cavalcade se mit au trot, et, autour d’elle, des bras se levaient, des chapeaux volaient, des gens criaient :

— Les voilà ! Les voilà !

Ils arrivèrent devant l’édifice du cercle, dont les abords étaient bourrés de monde. À la porte de l’établissement, une jeune fille les attendait, entourée de personnages graves, parmi lesquels Michel reconnut quelques notables barbus, un prêtre arménien et le médecin de la famille. La jeune fille portait des pantalons bouffants de soie jaune. Son visage blanc et fin était surmonté d’un bonnet de velours rouge, garni de galons, de plaquettes et de chaînettes d’or. Elle tenait à la main le chapeau de noix qui était l’enjeu de la course.

Un Tcherkess se détacha du groupe, et, aux acclamations de la foule, la jeune fille lui remit le chapeau de noix. Élevant le trophée au-dessus de sa tête, le cavalier s’éloigna au petit trot. Puis il glapit :

— Hôo ! Ho !

Et son cheval partit au galop, suivi de près par la cohorte des ravisseurs. La course était ouverte.

Le peloton de Michel formait une seule masse d’animaux et d’hommes, serrés botte à botte, flanc à flanc, souffle à souffle, un seul bloc de vitesse et de cris, catapulté à travers la rue. Les visages se superposaient, les dos se dédoublaient et se rejoignaient en désordre. Michel, pris en pleine pâte, croyait galoper sur une vingtaine de chevaux qu’enserraient ses jambes innombrables. Très vite, il comprit qu’il valait mieux retarder l’élan de Tatéma pour se dégagner du gros de la troupe et prendre ensuite l’initiative du mouvement. Haussant les rênes, freinant à pleins muscles l’allure folle de la jument, il laissa ses compagnons le dépasser en trombe, et se retrouva, bousculé et vide, en dernière position. Alors, rendant la main et talonnant sa monture, il entreprit de rattraper et de doubler les concurrents par la bande. La manœuvre était habile, et il semblait que Tatéma eût deviné le désir de son maître. Michel sentait avec ivresse la détente allongée du cheval qui travaillait sous lui. Il se ramassait et se dépliait avec une vigueur élastique et unie. Sans effort, il gagnait du terrain à chaque foulée. Bientôt, Michel fut au côté du Tcherkess qui menait la marge. Un instant, ils parurent collés l’un à l’autre par la sueur de leurs bêtes, le crissement de leurs selles, le geste saccadé de leurs bras. Puis, doucement, imperceptiblement, Tatéma accentua son avance, et, tout à coup, Michel fut seul derrière le détenteur du chapeau.

— Tatéma, mon amour ! cria Michel.

Au bout de la rue, le Tcherkess porteur du trophée courait toujours, et tournait par instants la tache rose de son visage.

Rageusement, Michel éperonna son cheval et se ramassa en boule légère sur le dos étiré. La distance qui le séparait du Tcherkess diminuait de seconde en seconde. Déjà, Michel distinguait nettement les plis de sa tunique noire et les rinceaux d’écume sur la croupe du cheval. À travers les battements de la course, on entendait le halètement du fuyard.

— Tatéma, je t’en supplie ! Ma mignonne ! Mon petit diable noir ! soufflait Michel.

Il n’était plus qu’à deux foulées du Tcherkess. Encore une détente, et il doublerait sur la droite et saisirait le chapeau de noix. Mais le Tcherkess passa vivement le chapeau de noix de sa main gauche dans sa main droite, et, soudain, tirant à pleine poigne sur son cheval, il l’assit à demi sur ses jambes de derrière, quitte à lui rompre les jarrets. Emporté par l’élan, Michel avait débordé le but. Jurant et frappant, il perdit quelque temps à retourner Tatéma et à la ramener en arrière. Le Tcherkess avait filé dans une rue transversale. Michel l’y suivit à bride abattue. De nouveau, il fut à sa hauteur. Et, de nouveau, l’homme glissa le chapeau dans sa main droite. Mais Michel surveillait la vitesse de sa jument, de façon à prévenir toute ruse de l’autre, et, en même temps, il serrait le Tcherkess contre le mur des maisons. Les spectateurs affolés se rencognaient dans les portes et se protégeaient le visage avec leur coude levé.

— Gare ! Gare ! hurlaient-ils.

Le Tcherkess tourna vers Michel une face luisante de sueur, et cingla de son fouet les naseaux de Tatéma.

— Brute ! glapit Michel.

Les coups pleuvaient sur les yeux, sur la bouche de la jument, qui hennissait de douleur. Michel donna des éperons et, allongeant le bras, empoigna le Tcherkess à l’épaule. Il vociférait :

— Je te tiens !

Mais le Tcherkess cherchait à se dégager de l’étreinte. Et les deux montures, livrées à leur seule volonté, galopaient côte à côte, serrées, farouches.

— Si tu ne lâches pas le chapeau, je te tire à bas de la selle ! cria Michel.

Le Tcherkess arrêta son cheval et tendit le chapeau, où tremblaient des noix et des noisettes blondes.

— À toi ! dit-il simplement.

Et il secoua la tête avec tristesse.

Déjà, au bout de la rue, le groupe des poursuivants se rapprochait à vue d’œil. Michel tapota le cou de Tatéma, affermit le trophée dans sa main gauche, ramassa les rênes, assura la bouche, et partit en avant.

Des applaudissements et des coups de sifflet saluèrent cette première prouesse. La jument galopait bien, d’une foulée régulière et ronde. Michel menait la course. Il rapporterait le chapeau. Et Tania, étonnée et soumise, lui rendrait l’hommage de son affection. Déjà, en esprit, il établissait l’itinéraire qu’il allait suivre : contourner la ville par des rues extérieures, parallèles au Kouban, virer à droite, longer le cimetière et revenir sur la voie principale. Pourvu que Tatéma n’eût pas été surmenée par l’effort de la première poursuite ! Hochant le mors, aidant la bête de tout le corps, de toute la pensée, Michel lui chuchotait à l’oreille des paroles de tendresse paternelle. Puis, il rejeta la tête en arrière et regarda le ciel bleu entre les toits des maisons. La sueur brûlait ses joues, transperçait sa tunique de drap. L’air qu’il avalait était sec et puissant. Son cœur démolissait sa poitrine à brèves bourrades.