— Tout cela pour elle ! murmura-t-il.
Il lâcha les étriers et les reprit pour se délasser les jambes. À droite, à gauche, une bordure de visages inconnus s’effondrait à la cadence de la course.
— Il a le chapeau ! criaient des voix enthousiastes.
Cependant, derrière lui, le lot des poursuivants accélérait son allure. Michel se retourna et vit la marée noire qui déferlait. Rien à craindre encore. Tatéma ne donnait pas sa pleine mesure. D’un coup d’éperon, Michel la rappela à l’ordre. Mais le cheval frémit, choppa de la jambe et changea stupidement de pied sans allonger sa foulée.
— Qu’est-ce qu’elle a ? Qu’est-ce que tu as ? demanda Michel.
À présent, penché sur sa monture, il sentait la détente des jambes se fatiguer, le train se brouiller inexplicablement. Le cheval soufflait dur.
— Encore un petit effort, ma bien-aimée ! balbutia Michel. Artem m’a dit que tu étais infatigable ! Artem m’a promis que je gagnerais !
Et, de nouveau il la talonna, la poussa des genoux.
La cavalcade se rapprochait dans un grondement formidable. Michel serrait les dents, et une terreur panique, délicieuse, grisante, lui travaillait les entrailles. D’une main, il inclina sa jument, la fit changer de pied vers la droite, et la mena de biais dans la rue transversale qui s’ouvrait devant lui. À ce moment, il aperçut le gardien Tchass, monté sur un petit cheval roux, rapide, qui se détachait du gros de la troupe et s’élançait sur lui. Sûrement, il avait ménagé sa bête, le bougre, et donnait son plein effort à présent.
— À nous deux, grommela Michel.
Sûr d’être rattrapé, il ne poussait plus Tatéma et se contentait d’un galop mou et dansant. Tchass arrivait à sa hauteur. Tout près du sien, Michel voyait le visage du Tcherkess, aux moustaches trempées de sueur, aux yeux pincés. Michel passa le chapeau dans sa main droite et attendit, le cœur battant, que Tchass allongeât le bras. Et, soudain comme Tchass se penchait vers lui, il mit pied à terre en plein galop, fit quelques foulées aussi rapides que son cheval et s’éleva en selle sans ralentir le train. Tchass, décontenancé, avait arrêté sa monture. Michel ficha les éperons dans les flancs de Tatéma et prit du champ sur son adversaire, tandis que la foule s’étranglait dans un rugissement de joie :
— Bien joué !
— On n’a pas le droit de quitter la selle !
— Si ! Si ! Vive Danoff ! Il va gagner !
— Danoff ! Danoff en tête !
Ces clameurs bombardaient les tempes de Michel comme des pierres.
Déjà, dans son sillage, Tchass et un cavalier en tunique blanche se rapprochaient pour l’encadrer et lui interdire la fuite. Redoutant leur manœuvre, Michel renonça brusquement à l’itinéraire qu’il avait choisi et crocheta dans la rue Voronianskaïa. Les deux poursuivants galopaient sur ses talons. Essoufflé, assourdi, Michel marmonnait :
— Mon Dieu ! faites que je gagne, que je gagne pour Tania, pour Artem !
Il évitait de se retourner pour ne pas déséquilibrer la marche de Tatéma. Mais, à la longue, il s’énervait. Brusquement, il regarda par-dessus son épaule. Les deux cavaliers n’étaient plus côte à côte. Tchass avait dépassé son compagnon. Cette erreur de tactique rendait à Michel toute son assurance. Comme Tchass allait le rejoindre, il stoppa sa propre monture, la tourna, écrasant de la croupe les visages de quelques spectateurs ahuris, et repartit en sens inverse. Dans un éclair, il vit le cheval de Tchass qui battait à la main et marquait un écart peureux.
— Carne ! glapit Tchass.
Michel était déjà loin. Le cavalier demeuré en retrait essayait de lui barrer la route. Mais Tatéma, dans une impulsion furieuse, arrivait droit sur lui. Et l’homme, épouvanté, tirait sur ses rênes :
— Habarda ! Habarda !
Michel l’érafla en passant et déboucha sur la route qui doublait le fleuve.
— Pourvu que je ne me tape pas dans le peloton des autres ! Pourvu que j’arrive avant eux au croisement ! Pourvu que j’aie le temps de faire virer Tatéma sur la droite ! Joie ! Joie ! La voie est encore libre ! Tatéma ! Ma bien-aimée ! Double ration ce soir !
Les poursuivants étaient loin derrière Michel. Il entendait, comme du fond d’un rêve, leur galopade désaccordée et leurs cris. La tension de la lutte faisait vibrer ses dents. Sa tête était vide et légère comme un fruit creusé.
Il divaguait de joie :
— Boum ! Boum ! Ça y est ! J’ai gagné ! Boum ! Boum !
De la manche, il essuya la sueur qui lui poissait la face.
Et il sentit alors que l’attache de son bras, que tout son corps, étaient douloureux comme après une bastonnade.
— C’est bon d’avoir mal !
Il dépassa un moulin à vent et tourna dans « l’allée du chemin de fer », qui devait le ramener à la rue principale et au Cercle.
La jument avait retrouvé un galop gracieux et rapide qui faisait l’admiration des connaisseurs.
— Regardez-la ! Elle vole, la mignonne ! cria quelqu’un.
Et, tout à coup, Michel poussa un juron étouffé. Deux cavaliers inconnus, bravant les règles de la course, venaient à sa rencontre et hurlaient à pleine voix.
Un remous parcourut la lisière des spectateurs :
— Ils sont fous ?
— D’où sortent-ils ?
— Ils ne sont pas de la course !
— Attention ! Attention !
Michel rentra la tête dans les épaules et cligna des yeux. Ces imbéciles risquaient de lui couper la route. Il n’avait plus le loisir de s’arrêter ou de mollir le galop. Il fallait passer entre eux coûte que coûte.
— Rangez-vous, cria-t-il.
Mais les deux hommes fonçaient droit sur lui. Les têtes jumelles des chevaux se balançaient à contretemps. La figure des cavaliers était noire de poussière, et l’un d’eux avait perdu sa toque. Michel fut saisi d’une appréhension terrible.
— Rangez-vous, cria-t-il encore.
À ce moment, il les reconnut et son cœur cessa de battre. Il avait devant lui les gardes du corps de Volodia. Leurs silhouettes devenaient énormes. Un mince espace de soleil et de poudre blonde les séparait encore de Michel. Dans un dernier espoir, Michel se pencha vers la droite et coucha sa joue contre l’encolure de la jument. Mais, un choc vigoureux l’ébranla, le retourna, et il sentit que son cheval se dérobait sous lui, épouvantablement.
D’une volée, il roula par terre avec Tatéma. Sa tête heurta le sol. Un goût de poussière et de sang écrasa ses lèvres. Ses pieds étaient pris dans les étriers. Une jambe du cheval lui broyait la cuisse. Il eut le temps de voir l’un des hommes qui brandissait un revolver, le visait et faisait feu à trois reprises sur lui.