— Qu’est-ce que c’est ?
Instinctivement, Michel se cacha la face dans les mains. Déjà, les deux hommes talonnaient leurs montures et se ruaient dans la direction de la steppe. Des spectateurs tiraient sur les fugitifs et poussaient de grandes clameurs inutiles. Michel releva le front. Il n’était pas touché. Mais, près de lui, la jument râlait, les lèvres sanglantes, l’œil crevé par une balle. Comme Michel cherchait à se redresser, la cohorte des poursuivants arriva sur lui au galop de charge. Un jeune Tcherkess, un gamin, nu-tête, le visage frappé de soleil, le torse usé par le vent, commandait le peloton. Il avait l’air d’un fou, aérien et splendide. Sûrement, il allait passer sur le tas, d’un seul bond. Dans un rapprochement horrible, Michel aperçut les sabots du cheval qui battaient la terre à quelques enjambées de lui.
— Prends à gauche, cria-t-il.
Le gamin inclina la bête vers la gauche, et, basculant autour de sa selle en plein galop, ramassa le chapeau de noix qui traînait non loin de Michel. Le visage du Tcherkess rasa presque le sol. Michel vit cette face enfantine, gonflée de sang par l’effort, passer devant lui comme un boulet. Les sabots sonnèrent dans ses oreilles au point qu’il se crut piétiné à vif. Un nuage de poussière et de menus cailloux retomba sur sa figure. Il ferma les paupières et les rouvrit difficilement. Déjà, d’un souple coup de reins, le cavalier avait retrouvé son équilibre. Il filait, cravachant sa monture, et poussait à pleine gorge des ululements enragés. Un troupeau violent dévalait la rue à ses trousses. La cohue des chevaux et des hommes évita Michel de justesse.
Michel émergea de la tornade, étourdi et faible. Il s’étonnait soudain d’être au milieu de cette rue, au milieu de ce silence bourdonnant, et de sentir que ses mains étaient vides. Une saveur âcre de sel et de terre lui gonflait la bouche. Sa cuisse écrasée lui faisait mal. Près de lui, la jument tendait l’encolure, se soulevait sur les pieds de devant, et retombait, flasque et laide, dans la poussière. Des bulles de sang noir bouillonnaient dans ses naseaux. Ses flancs haletaient. Son seul œil ouvert, noir et bleu, tremblait à légères saccades. Le regard de Tatéma était d’une tendresse insoutenable.
— Tatéma ! Ma petite ! Ma chérie ! dit Michel.
D’un mouvement brusque, il dégagea sa jambe. Puis il se mit debout devant la jument. Il contemplait ce corps avec une horreur sacrée. Peureusement, honteusement, il toucha de la main le chanfrein souillé d’écume et de sang. Et Tatéma se raidit dans un dernier frémissement de gratitude.
— Elle reconnaît ma main ! Elle me reconnaît…
Les spectateurs arrivaient sur Michel, le pressaient de questions et tâtaient ses membres moulus.
— Où as-tu mal ?
— Ils ne t’ont pas blessé ?
— C’est un guet-apens !
— Je crois les avoir reconnus… Ils étaient toujours avec Bourine…
— La bête souffre, dit un vieillard. Il faut l’abattre sur-le-champ. Veux-tu que je m’en charge ?
— Oui, dit Michel.
Un coup de feu retentit. Et il parut à Michel que la balle venait de lui frapper le cœur. Ses jambes le soutenaient à peine. La fatigue lui brouillait les yeux. Il se laissa emmener dans une maison voisine. Un vieil Arménien, à la figure moussue, lui lava les mains et lui fit boire un verre d’eau glacée. Puis, il lui offrit de s’allonger pour prendre du repos. Mais Michel ne voulait pas se reposer. Sa haine contre Volodia lui rendait une vigueur agressive. Aucun doute n’était possible : Volodia avait bien chargé ces deux Tcherkess d’attaquer et de tuer Michel. N’osant agir par lui-même, il les avait payés d’avance et avait quitté la ville, quelques jours avant l’épreuve, pour éviter toute complication. Un pleutre ! Une canaille ! Un assassin !
— Mais je me vengerai, je me vengerai, répétait Michel en essuyant la sueur qui engluait son visage. Il verra…
— Rentre chez toi et réfléchis d’abord, dit le vieillard.
— Tatéma tuée, la course perdue, la honte de l’échec, bredouillait Michel.
— La honte est pour lui, dit le vieillard.
— La honte est pour moi, tant qu’il sera en vie.
— Veux-tu prévenir la police ?
Michel haussa les épaules :
— Donne-moi encore un verre d’eau.
Ayant bu, il rectifia le désordre de ses vêtements remercia le vieillard de son hospitalité et sortit dans la rue. Le soleil brûlait haut dans le ciel. Une charrette s’éloignait, emportant le cadavre de la jument, recouvert d’une bâche. Quelques enfants suivaient le convoi en secouant des branches nues. Devant la maison, dans la poussière de la route, il y avait une grande tache de sang que flairaient deux chiens pelés aux queues basses. La foule avait déserté son poste après le passage des concurrents. Des hurlements de joie venaient du côté du Cercle. « C’est le gamin qui a dû gagner la course », pensa Michel. Et une brusque envie de pleurer lui serra la gorge.
Michel regagna la maison par les rues secondaires. Sa jambe gauche lui faisait mal. Une balafre marquait sa joue. Mais cela n’avait pas d’importance. Seule comptait pour lui l’humiliation qu’il avait subie en public. Cet effondrement dans la poussière, ces habits souillés, ce vieillard qui lui tendait un verre d’eau. Quelle déchéance ! Quelle pitié ! Un Danoff n’avait pas le droit de participer à une course sans la gagner. Qu’aurait pensé Artem en le voyant boitiller ainsi ? Que penserait Tania ? Ah ! s’il avait été blessé, déchiré sur le coup. Mais il ne pouvait se targuer que d’une égratignure. Stupidement sain et sauf. Odieusement préservé. Son cheval seul avait payé pour lui. Le cheval qu’Artem lui avait offert. Une si noble bête, mince et nerveuse, comme un oiseau sauvage. Elle avait la bouche un peu tendre. Elle se traversait au galop. Et ce regard, ce regard effaré et digne qu’elle coulait de biais lorsqu’on lui posait la main sur l’encolure. Quand on disait « Tatéma », elle chauvait des oreilles et raclait le sol du sabot.
— C’est impardonnable ! Impardonnable ! grommelait Michel.
Et il reniflait des larmes de colère.
— J’aurais mieux fait de crever avec Tatéma, dit-il encore.
Il le croyait vraiment.
En pénétrant dans le vestibule, il fut gêné de s’apercevoir dans la glace murale, avec son uniforme maculé et son visage livide. Un domestique s’empressait pour le débarrasser de son chapeau et de sa tunique. L’expression attristée du larbin irritait Michel. Aujourd’hui, il eût préféré une franche moquerie à cette commisération ancillaire. Il se raidit pour dissimuler le boitillement de sa jambe gauche et monta l’escalier qui conduisait à la chambre de Tania.
À peine avait-il ouvert la porte que Tania volait vers lui dans un mouvement charitable. Elle était si propre et si blanche que Michel eut peur de ses grosses mains. Déjà, elle s’abattait sur sa poitrine, pantelante, roucoulante :
— Mon chéri ! Je sais tout ! C’est atroce ! Ton père est allé chez cet Arménien, mais tu n’y étais plus ! Tu n’as pas mal à la jambe ?…
Michel secoua la tête.
— Nous étions si inquiets reprit Tania. Assieds-toi ! Je t’ai fait préparer du thé et du rhum…
Elle le poussait dans un fauteuil, s’affairant autour du samovar, heurtait des tasses. Ah ! elle était bien de son sexe, avec sa soif un peu commune de petits soins et d’aumônes sentimentales. Cet amour qu’elles avaient toutes pour la faiblesse du mâle, comme si la défaite, la débilité de l’homme le ramenaient à leur niveau ! Sans désemparer, Tania offrait à Michel une tasse pleine de thé fumant et s’asseyait en face de lui, la bouche plissée dans une moue maternelle.