— Là ! là ! ça va mieux ! disait-elle avec gentillesse.
Michel avala quelques gorgées de thé brûlant et ferma les paupières. Son orgueil blessé lui interdisait la moindre détente. Il exécrait la compassion excessive de Tania. Elle devait se dire qu’il avait entrepris un travail au-dessus de ses moyens, qu’il avait forcé son talent pour l’étonner et pour lui plaire. Pourtant, il eût gagné la course sans ces énergumènes qui l’avaient assailli en traîtres. Moralement, il avait gagné la course. Pourquoi n’en parlait-elle même pas ?
— La course a été belle, dit-il. J’étais bien parti. Si ces deux salauds ne m’avaient pas barré la route…
Elle joignit les mains :
— Oui, oui. Je t’ai regardé lorsque tu as quitté la maison. Tu étais magnifique dans ton uniforme neuf. J’étais fière…
Les yeux de Tania exprimaient une vanité puérile. Michel goûta rapidement la joie d’avoir reconquis son admiration. Mais très vite, il se rappela que cette admiration était imméritée.
— Réserve tes louanges pour d’autres occasions, dit-il. Quelle pitié ! Tout ça, tout ça pour rien !
— Il ne faut pas te désoler, dit Tania. Tu n’as pas gagné la course ? Eh bien, tant pis ! L’essentiel est que tu sois sain et sauf ! Non ?
Michel serra les dents pour retenir l’injure qui lui montait aux lèvres. C’était donc là toute l’importance que Tania attachait à l’événement. La prouesse manquée, la honte d’une dégringolade en public, le spectacle comique de ce piéton qui regagnait son domicile en traînant la patte, elle n’y pensait pas ! En vérité, il eût préféré le mépris à cette indifférence.
Il se leva.
— Où vas-tu ? dit-elle.
— Au bureau.
— Tu devrais rester ici, te reposer.
— Je ne veux pas me reposer, s’écria-t-il.
Elle le regardait, éberluée et molle, comme s’il lui eût assené une gifle sans raison.
— Je connais le coupable, reprit Michel d’une voix basse.
— On m’a dit que c’étaient deux Tcherkess inconnus…
— Ils étaient à la solde de Volodia, dit Michel.
Et il sortit de la chambre en claquant la porte.
À présent, allongé sur le canapé de son bureau, il étudiait scrupuleusement les conséquences de l’attentat. La lâcheté de Volodia soulageait Michel des restes de pitié ou de sympathie qu’il nourrissait encore à l’égard de son ami d’enfance. Sa haine contre le responsable devenait énorme, magnifique. Il exécrait chaque parcelle de peau, chaque cheveu de cet homme. Il ne pourrait plus vivre tant que Volodia respirerait le même air que lui. Avec un entrain joyeux, Michel s’assit sur son séant et ouvrit son carnet de poche. D’un crayon fébrile, il notait les principes élémentaires de la vengeance :
1. Savoir si Volodia a bien quitté la ville.
2. Si oui, rechercher les deux agresseurs et les interroger.
3. Ayant tout appris, me rendre à Ekaterinodar, en secret.
4. Là, rencontrer Volodia, le gifler et l’abattre comme un chien.
Comme chaque fois qu’il avait inscrit ses résolutions sur le calepin, Michel éprouva un soulagement immédiat à l’idée que sa conduite était enfin tracée. Il n’y avait plus qu’à exécuter point par point le programme. Dans la mort honteuse de Volodia, il puiserait un regain de vie.
De la main, il tâta le revolver pendu à sa ceinture.
— Il saura ce qu’il en coûte d’attenter à l’honneur des Danoff ! dit-il à voix haute.
Puis il se leva et commença à se déshabiller. Comme il dégrafait son col, quelqu’un frappa à la porte.
— Qu’est-ce que c’est ? demanda Michel avec irritation.
Alexandre Lvovitch parut sur le seuil. Son visage, habituellement calme, était serré dans une expression austère. Il s’approcha de Michel et le regarda froidement en pleine figure. Ensuite, il dit :
— Le staroste est là. Désires-tu déposer une plainte ?
— Non, dit Michel.
— Dois-je charger nos gardiens de rechercher tes agresseurs ?
— Oui.
Alexandre Lvovitch sourit.
— C’est déjà fait, dit-il.
— Ils les ont trouvés ?
— Ils sont sur leur trace. Demain, au plus tard, les deux hommes seront capturés. Que comptes-tu faire après leur avoir parlé ?
— Me rendre à Ekaterinodar, dit Michel.
— J’irai peut-être avec toi, dit Alexandre Lvovitch. J’ai beaucoup à faire à Ekaterinodar.
Michel le considérait avec stupéfaction :
— Tu as à faire ?
— Oui… Oui… Nous partirons ensemble… Moi aussi, je suis offensé…
Il sourit encore d’un air gêné et ajouta :
— Ne parle pas de tout cela aux femmes.
Michel saisit la main de son père et la porta à ses lèvres.
— Allons, voilà ! Que tu es bête ! Mais pourquoi ? Pourquoi ? murmurait Alexandre Lvovitch.
Puis il se redressa et fit un pas en arrière :
— Je vais dire à ces policiers que nous n’avons pas besoin de leurs services.
CHAPITRE IX
— Non, dit Olga Lvovna Bourine en appliquant une claque sèche sur le bord de la table. Je vous ai accordé jusqu’au 15 mai pour vous acquitter. La date est dépassée. Je n’attendrai plus…
Kisiakoff suait à grosses gouttes et s’essuyait les mains contre son pantalon de coutil.
— Vous n’allez pas me dire que ce petit retard dans les versements vous cause un préjudice, vous embarrasse, vous inquiète… Vous n’en êtes pas à trois mille roubles près…
— Voire ! dit Olga Lvovna. Mon fils est ici. Sa femme va le rejoindre. Tout cela augmente mes dépenses. D’ailleurs, mes raisons ne vous regardent pas.
Et elle se fourra deux boulettes de tabac dans les narines. Elle s’était mise à priser depuis quelque temps et ne se déplaçait plus sans sa tabatière.
Kisiakoff poussa un soupir de bœuf. La chaleur du bureau était intolérable. Les rideaux tirés laissaient filtrer de grandes flèches de soleil, immobiles. Tous les meubles étaient tendus de housses grises. Aux murs, quelques cadres dorés enfermaient des visages de poussière. Sur la tablette du secrétaire, était ouvert un gros registre noir où s’étageaient des chiffres calligraphiés sur deux colonnes. En tête de la page, il y avait ce titre, tracé à l’encre rouge « Affaire Kisiakoff. »
Des brindilles de tabac étaient tombées sur la feuille de papier glacé. Olga Lvovna les chassait à petites tapes lestes.
Il semblait à Kisiakoff que ses propres intérêts étaient comme ces brindilles de tabac sous les doigts maigres et veineux de la vieille. Elle s’en débarrassait afin que la page fût nette. Et, pour lui, ce geste indifférent signifiait la perte de ses plantations, l’obligation de restreindre son train de vie, la ruine…
Les secondes passaient, scandées par le balancier grinçant de l’horloge. Kisiakoff cherchait en vain l’argument capable de fléchir cette femme autoritaire et avare. S’il avait fait moins chaud et moins sombre dans la pièce, nul doute qu’il eût mieux défendu sa cause. Mais cette tiédeur lourde et malsaine, ces pénombres moites, l’endormaient doucement. Olga Lvovna tournait vers Kisiakoff son visage exsangue, au nez pointu et mince comme un index. Les yeux étaient demeurés très beaux, noirs et luisants, dans cette figure ingrate. Pourquoi l’appelait-on « la vieille » ? Elle n’était pas si vieille qu’elle voulait le paraître. Cinquante ans, cinquante-cinq ans peut-être ? Cette idée rassurait Kisiakoff. Une vieille est, par principe, fermée aux tentations, et ne vit plus que pour quelques manies féroces. On ne sait comment l’attaquer. Mais une créature de cinquante ans reste vulnérable. C’est encore une femelle, une bête. On peut s’entendre.