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Il passa un pouce dans sa barbe humide et plissa les paupières, comme lorsqu’il regardait venir à lui la servante Paracha, au corsage gonflé et aux hanches de jument. Il grommela :

— Je vous observe et je ne vous comprends pas, Olga Lvovna. Vous êtes un monstre de sévérité en affaires. Et, cependant, on ne m’ôtera pas de l’esprit que vous demeurez sensible à la souffrance des autres.

— Vous n’allez pas me parler de votre souffrance ? dit-elle avec un rire frêle.

Il hocha sa lourde figure et joignit les mains sur son ventre :

— Voilà ce que c’est ! dit-il. Je n’inspire pas la pitié. Impossible de souffrir, n’est-ce pas ? lorsqu’on a un coffre solide et une constitution sanguine. Ah ! si j’avais été un éphèbe pâle et blond, aux attaches fines et au ventre avalé, vous ne m’auriez pas tenu ce langage… Et pourtant, pourtant j’ai mes heures de grave mélancolie, comme les autres. Et je connais les désespoirs, les doutes les appréhensions qui font de l’homme l’animal le plus faible qui soit. Non, je ne suis pas heureux, Olga Lvovna. Votre décision frappe un être qui a déjà touché le fond de l’infortune. En m’obligeant à vous payer…

— Je croyais que cette question était réglée, dit-elle sèchement. Je vous prie de n’y plus penser.

— Mais comment ? gémit-il. Vous me ruinez. Ou bien je vous paie, et me voilà sans un sou pour préparer la prochaine récolte de tabac. Ou bien je refuse de vous payer, et mes terres vous reviennent en bloc. Jugez vous-même de la situation…

La bouche béante, les yeux à demi sortis de leurs orbites, il avança la tête vers son interlocutrice :

— Je suis un homme fichu, si vous refusez de me comprendre. Que faut-il que je fasse pour vous convaincre de m’accorder ce délai ? Que je m’humilie et que je vous implore ? Eh bien, voilà, je m’humilie et je vous implore ! On ne peut pas être plus misérable, plus suppliant, plus veule, plus ignoble que je ne suis à présent devant vous. Cela vous suffit-il ? Voulez-vous que je m’agenouille, que je me prosterne ? Oh ! je suis prêt à toutes les bassesses, si le spectacle de ma déchéance doit vous procurer la moindre satisfaction. Giflez-moi, mais laissez-moi vivre comme je l’entends !

— Vous parlez comme un valet, dit Olga Lvovna en crispant la bouche avec dégoût.

— Et je suis un valet. Je suis votre valet. Vous avez droit de vie et de mort sur ma personne…

De vraies larmes coulaient de ses yeux sur sa moustache et sur sa barbe. Olga Lvovna haussa les épaules.

— Ne faites pas le singe, dit-elle. En vous restreignant un peu, vous parviendriez fort bien à me régler intégralement dans le délai que nous avons prévu.

— Me restreindre ? dit Kisiakoff avec un effroi comique.

— Oui, vous restreindre ! Surveiller vos dépenses, arrêter vos réceptions, acheter un peu moins de robes à votre femme, mener une vie plus sage, moins… moins dissolue…

Kisiakoff leva les mains au ciel et les laissa retomber sur ses cuisses en geignant :

— À quoi bon vivre alors ?

— Je vis bien, moi, dit-elle. Et je suis heureuse. Et, cependant, je reçois peu de monde, mon train de maison est modeste, et…

— Arrêtez, clama Kisiakoff. Arrêtez, car vous faites fausse route…

Il s’était dressé et paraissait énorme, gras et pesant, barbu et rougeaud, devant cette femmelette triste.

— Vous voulez m’enseigner à vivre ? dit-il d’une voix enchifrenée. Mais de quel droit ?

— Pardon ? demanda Olga Lvovna.

— Je dis de quel droit ? répéta Kisiakoff en marchant sur elle. Si vous aviez su organiser harmonieusement votre propre existence, j’accepterais, à la rigueur, quelques leçons de vous. Mais il n’en est rien. De nous deux, c’est moi qui ai la meilleure part. Et, quand je considère la destinée que vous avez choisie, je suis pris de stupeur et de pitié pour vous !

— Mais… Mais je n’ai que faire de votre pitié, s’écria Olga Lvovna. Et je n’admettrai pas que vous me parliez sur ce ton !

— Je sais… je sais… Je suis pour vous un peu moins qu’un dindon de basse-cour. Et cela parce que je suis allié, par mon mariage, à une famille qui est brouillée avec la vôtre.

— Il ne s’agit pas de ça, dit Olga Lvovna, le sang aux joues.

— Et moi je vous affirme, hurla Kisiakoff, que je ne suis pas un dindon ! Je n’ai rien à voir dans vos petites vendettas provinciales. Tania, Volodia ! Tititi ! Tatata ! Tout ça, je m’en fiche ! Je suis un homme entier. Pour moi, ce qui est blanc est blanc, ce qui est noir est noir…

Décidément, l’atmosphère étouffante de ce bureau le poussait à la démence. Il ne savait plus très bien ce qu’il disait. Ses tempes bourdonnaient, comme prises dans un essaim de mouches.

— Donnez-moi un verre d’eau ! dit-il brusquement.

— Vous êtes fou ! marmonna Olga Lvovna, qui roulait des prunelles inquiètes et se mordillait les lèvres.

— Oui, oui, je suis fou, dit-il. Et c’est bien agréable d’être fou, car cela vous permet de dire aux gens leurs quatre vérités, bien en face.

Olga Lvovna, épouvantée, se glissait vers la porte à petits pas latéraux. Mais Kisiakoff la retint par le bras et l’attira au centre de la pièce :

— Vous voulez fuir, parce que vous avez peur de moi ? Il ne faut pas avoir peur. Je ne vous tuerai pas pour vous voler. Je ne vous violerai pas. Et je n’abîmerai pas vos meubles. Je suis votre ami.

— Je vous remercie, mais je n’ai que faire de votre amitié, balbutia-t-elle. Lâchez mes mains.

— Voilà… Je les lâche… Vous êtes libre…

Il s’inclina devant elle dans un salut profond, et, comme il se redressait, une mèche de cheveux lui retomba sur la figure. Il mouilla sa paume d’un coup de langue, et lissa sa coiffure dérangée. Il haletait :

— Savez-vous que moi seul peux vous sauver de vous-même ?

— Je n’ai pas besoin d’être sauvée !

— Si, rugit-il. Vous vous noyez, vous vous perdez, ma bonne. Et je vous tends la main. Pourquoi vivez-vous, dites-moi ?

— Mais…

— Vous ne le savez pas. Vous avez renoncé à tous les biens terrestres pour machiner des affaires qui vous rapportent quoi ? De l’argent ? Mais l’argent ne vaut que parce qu’il est un moyen d’échange. Grâce à lui, nous pouvons nous acheter ce qui flatte nos envies : des fleurs, de l’amour, des robes, des dévouements, du vin… Or, vous ne voulez rien de tout cela. Vous végétez, desséchée et noire, sur un tas d’or. Vous interdisez à votre main le geste de cueillir !

Du bout des doigts, il fit le simulacre d’arracher une fleur au revers d’un talus.

— Vous êtes une morte. Une morte vivante, reprit-il.

Olga Lvovna, suffoquée, songeait qu’il fallait à tout prix élever la voix, sonner les domestiques, expulser ce rustre congestionné et violent. Et, pourtant une terreur délicieuse la maintenait immobile en face de Kisiakoff. Les yeux de Kisiakoff lui perçaient le corps, lui versaient au cœur une espèce de stupidité paisible. Fascinée, amollie, languide, elle ne se défendait plus contre son désarroi.

— Je ne vous reconnais pas le droit de juger ma vie ! dit-elle. Je vais appeler mes gens ! Je vais appeler mon fils ! Il vous jettera dehors !