Kisiakoff se mit à rire. Vraiment, il était heureux de vivre. Tant qu’il n’aurait pas de remords, il serait irréprochable vis-à-vis de Dieu. Car Dieu existait, bien sûr, aussi certainement que Kisiakoff lui-même. Et Kisiakoff était nécessaire à Dieu, comme Dieu était nécessaire à Kisiakoff. Tous deux faisaient partie d’un même équilibre, immense et merveilleux. « Je suis le bouffon de Dieu. Dieu s’amuse à regarder mes cochonneries. Aujourd’hui encore, il était là lorsque j’ai baisé les mains de la mère Bourine. Et il riait, il riait en me regardant ! Je croyais entendre son rire dans mes oreilles. »
Kisiakoff soupira et passa ses deux mains sur son visage ruisselant d’une sueur épaisse. Qu’allait-il faire à présent ? Il avait laissé sa femme chez les Arapoff. Il pouvait aller la rejoindre. Les Arapoff avaient invité quelques amis pour le dimanche. Il y aurait là, sans doute, ce Prychkine, cet acteur raté, qui achevait une série de spectacles au théâtre municipal. Lioubov s’était entichée du bellâtre et finirait peut-être par coucher avec lui. Elle en mettait du temps à se décider ! Kisiakoff aimait Lioubov, parce qu’elle était belle et savait bien porter la toilette. Mais elle demeurait une femme entre mille. Il ne prétendait pas à une affection exclusive. Et, puisqu’elle éprouvait le besoin de tromper son mari avec Prychkine, Kisiakoff ne se sentait ni le droit ni l’envie de lui prêcher la fidélité. « Lorsqu’on est un cochon, il n’y a pas de volupté plus grande que de pousser les autres à le devenir », songea Kisiakoff. Mais la liaison de Lioubov et de Prychkine était trop fraîche encore. Il fallait laisser au poison le temps de se concentrer et de mûrir. Pour l’instant, il avait mieux à faire qu’à les surveiller. Depuis quelques jours, il pensait à cette gamine de quinze ans qui travaillait à l’usine de briques. La mère était accommodante. Mais elle avait le tort d’obliger sa fille à se laver soigneusement avant de recevoir « les visites ». Il eût aimé que l’enfant fût encore toute chaude et toute sale de son labeur, avec de la poussière de brique sous les ongles.
— Tourne à droite, cria Kisiakoff au cocher.
Comme la calèche tournait en grinçant, il lui sembla de nouveau sentir une présence invisible à ses côtés.
— C’est la chaleur… Une hallucination, dit-il.
Et, instinctivement, il se signa.
La maison où habitait la fillette était à la lisière de la Doubinka. L’escalier en tire-bouchon puait le chou aigre et l’urine. Des cris et des rires traversaient les minces portes de bois. Dès le second palier, Kisiakoff, essoufflé, trempé, les oreilles bourdonnantes, dut s’arrêter pour reprendre haleine. Il arriva enfin devant le logement marqué du n° 29 et frappa trois fois au battant. Un bruit de savates répondit à son appel. Quelqu’un chuchota :
— Sainte mère de Dieu ! Ce ne peut être que lui !
Puis la porte s’ouvrit sur la silhouette d’une femme taillée en tonnelet. Aussitôt, elle joignit les mains et fit une courbette :
— Nous avons reçu votre lettre, Ivan Ivanovitch. Nous vous attentions…
La pièce, basse de plafond, était tapissée d’un papier chocolat. Le plâtre apparaissait par endroits, en grandes écorchures blanches. Deux lits, gonflés d’édredons, encadraient une petite table cirée. Dans un coin, une veilleuse brûlait sous l’icône. Et, au-dessus de la fenêtre, des branches de sapin entouraient le portrait en chromo de Nicolas II. Kisiakoff demanda brièvement :
— Où est-elle ?
— Ah ! barine ! excusez-nous, gémit la matrone en reniflant un plein bouillon de morve. Nous sommes impardonnables, et la volonté de Dieu nous plie comme un fétu.
— Ça va… ça va… Où est Arina ?…
— Elle est ici, barine. Comment ne serait-elle pas ici, lorsqu’elle sait que vous lui faites l’honneur de vous déranger pour elle ? Elle est ici, ma tourterelle. Mais elle est malade…
— Malade ?
— Oui ! hoqueta la vieille, en portant un mouchoir à son nez bulbeux. Une fièvre maligne… J’ai été si inquiète !… Elle délirait… elle criait comme une folle… Maintenant, elle s’est calmée… elle pourra vous recevoir… Vous aurez tous les contentements… Ah ! J’ai eu bien peur qu’elle ne nous prive du plaisir de votre visite… C’est une telle joie et un tel réconfort pour nous !…
Elle s’interrompit et cria :
— Arina ! Arinouchka ! Sais-tu qui est ici ?
Puis, elle cligna de l’œil à Kisiakoff et ajouta à voix basse :
— Je vous conduis dans sa chambre. Suivez-moi.
Les volets étaient clos dans la chambre d’Arina. Le visage maigre de la gamine flottait sur la pâleur des oreillers défoncés. Ses petites mains maigres étaient abandonnées aux plis de la couverture. Elle tourna vers Kisiakoff des yeux brillants de fièvre et balbutia seulement :
— Je suis malade…
— Nous le savons ! Nous le savons ! grogna la vieille. Mais tu t’imagines plus malade encore. Ivan Ivanovitch va te tenir compagnie et tu guériras en un tournemain !
— Je ne veux voir personne, dit la petite.
— Si tu ne veux voir personne, tu ne te rétabliras jamais. Ivan Ivanovitch est un homme savant… Une lumière… Il… Il t’auscultera… Il te caressera et hop… tu sauteras sur tes pieds comme une petite chatte !… N’est-ce pas, Ivan Ivanovitch ?…
Kisiakoff ne répondit rien. Il regardait, au chevet de la gamine, une poupée de chiffons, à la figure bariolée et aux membres mal cousus. La mère, ayant deviné l’objet de son attention, saisit la poupée et la lança dans un coin de la chambre.
— Je n’ai pas eu le temps de ranger, dit-elle.
— Remettez la poupée où elle était, dit Kisiakoff.
— Mais pourquoi ? demanda la vieille.
— C’était très bien ainsi.
— Ah ! s’écria l’autre. Après tout, vous avez raison ! Quel plaisir de parler avec des hommes cultivés ! D’un mot, ils vous font tout comprendre. Quand je pense à mon ivrogne de mari ! Dieu ait son âme ! Ce n’est pas lui qui aurait eu de semblables délicatesses ! Arina, ma chérie, tu ne connais pas ton bonheur…
— Laisse-moi, maman, dit Arina.
— C’est ça ! C’est ça ! je vous laisse. J’ai des courses à faire. À propos, Ivan Ivanovitch, si vous saviez ce que les médicaments coûtent cher !…
Kisiakoff fourra la main dans sa poche et tendit à la mégère quelques billets roulés et une poignée de piécettes.
— Merci ! Merci, barine ! souffla la vieille. Vraiment, vous gâtez ma fille. Mais soyez sans crainte, elle saura vous gâter à son tour.
Elle eut un petit rire servile qui lui secoua drôlement les joues, et disparut en refermant la porte avec soin.
Kisiakoff attira une chaise et s’assit au chevet de l’enfant. Il examinait de près ce visage vidé, ce cou maigre, ces seins réduits, dont la forme se devinait à peine sous les draps. En même temps, il respirait avec attention un parfum alliacé de peau malpropre et de cuisine. Tout à coup, il prit la poupée dans sa main et palpa ses flancs mous et rêches. Puis il la reposa et dit :