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— Tu joues à la poupée ?

— Oui, répondit l’enfant.

Kisiakoff ferma les yeux. Il avait l’impression d’être au bord d’un gouffre. Les lèvres du gouffre bougeaient doucement sous ses pieds. Un tiraillement nerveux serrait et desserrait ses joues. La salive se faisait rare sous sa langue. Il rouvrit les paupières et toucha du doigt l’épaule de la fillette. La chair était brûlante et humide sous la chemise. Une chair vulnérable d’esclave.

— Mon Dieu, c’est vous qui avez voulu tout cela, dit Kisiakoff. C’est votre main qui me pousse…

Il tourna la tête. Personne dans la chambre. Seulement lui et cette enfant, et Dieu qui les regardait. Kisiakoff pouvait la tuer, l’étrangler, s’il en éprouvait l’envie. Mais il ne le voulait pas.

— Serre ta poupée sous ton aisselle, ordonna-t-il d’une voix rauque.

— Pourquoi ?

— Ne pose pas de questions. À présent, découvre-toi. Là… Et laisse-moi m’asseoir à ton côté.

Ses tempes ronflaient. Sa respiration était courte, sifflante.

— Tu es ma petite fille, mon enfant malade, bafouillait-il. Tu as des ongles sales… Tu n’as pas lavé tes pieds de la semaine… Hein ? Hein ?

— Oui, geignait la gamine, en roulant des prunelles épouvantées.

— Oui… Oui… Tu es si faible, faible, faible… Ouvre la bouche !

Arina ouvrit la bouche. Kisiakoff reçut en pleine face son haleine fiévreuse.

— Bon, dit-il. Maintenant, fais le signe de la croix et prie, prie tant que tu peux.

La famille Arapoff était réunie autour d’une table à thé, dans le jardin. Constantin Kirillovitch lisait à haute voix une lettre de Nicolas qui lui était parvenue la veille, et dans laquelle il était pour la première fois question de la Khodynka. Nicolas n’avait pas écrit plus tôt à ses parents pour éviter de les alarmer inutilement. Zénaïde Vassilievna, qui connaissait la missive par cœur, ne put s’empêcher d’essuyer une dernière larme lorsque son mari eut replié les feuillets et les eut glissés dans sa poche.

— Et je n’étais pas près de lui, gémit-elle.

— Cela valait mieux ainsi, dit Constantin Kirillovitch. Tu l’aurais agacé avec tes jérémiades.

Akim s’arrêta de tailler une branche, rangea son couteau, et déclara d’une voix éraillée par la mue :

— Je me demande pourquoi Nicolas n’a pas assommé sur place tous ceux qui voulaient l’écraser.

— On t’attendait pour calmer la foule, dit Nina.

— Combien paries-tu que je l’aurais calmée ? s’écria Akim. Si on m’avait donné le commandement de cinquante hommes, j’aurais maîtrisé la populace en vingt minutes. J’aurais réparti mes soldats par groupes de dix. Et puis, par un mouvement tournant…

— Akim, tais-toi. Tu agaces maman, dit Nina.

Depuis qu’Akim avait décidé de se consacrer à la carrière militaire, il ne manquait pas une occasion d’exposer en public ses conceptions sur le commandement. Dès maintenant, il savait qu’après le gymnase il entrerait à l’école de cavalerie d’Elizavetgrad, et que, son instruction militaire terminée, il solliciterait l’autorisation d’être incorporé au glorieux régiment d’Alexandra. Tout cela était net et simple dans son esprit. Les sceptiques le faisaient sourire. Déjà, il méprisait tous ces civils indécrottables qui portaient des vestons sombres comme des plumages de corbeaux, ignoraient le maniement du sabre, et n’avaient jamais passé une nuit sous la tente, ou en faction à la lisière d’un bois.

— Pas moyen de s’entendre avec eux, grogna Akim.

Et, pour s’exercer, il brandit sa baguette et faucha d’une seule volée trois têtes de marguerites dans le gazon.

Arapoff alluma un cigare, dont l’odeur âcre flotta un instant dans l’air.

— Plus je réfléchis à la catastrophe de la Khodynka, moins je la comprends, moins je l’admets, dit-il.

— Sacha m’a déjà tout expliqué au sujet de la Khodynka, dit Lioubov. Il était à Moscou pendant les fêtes du couronnement. Et il a une vision si exacte des choses !…

L’acteur Sacha Prychkine inclina la tête avec gravité. C’était un homme de petite taille, aux joues rasées et au menton pointu. Ses cheveux roux, calamistrés, lui descendaient sur la nuque, jusqu’au faux col. Il avait, au coin de la bouche, un grain de beauté marron qui bougeait coquettement dès qu’il prenait la parole.

— Oui, dit-il avec une voix de velours, j’ai vu tout ce qu’on pouvait voir. Et j’en ai tiré mes petites conclusions personnelles.

Lioubov décocha au jeune homme un regard de langoureuse reconnaissance.

— Racontez tout, dit-elle.

Et elle se rapprocha de l’acteur, avec un joli mouvement des épaules. Elle était fière de sa nouvelle robe en mousseline champagne. Son chapeau de paille blonde, orné de rubans rouille et de coquelicots épanouis, versait à son visage une ombre fraîche où brillaient des paillettes de feu.

— On prétend, dit Arapoff, que les vrais responsables de la catastrophe sont les grands-ducs Vladimir et Serge, qui étaient chefs de la distribution. Mais ils n’ont pas été inquiétés.

— Des bons à rien, dit Prychkine en montrant sa denture dans un rictus amer.

— C’est Vlassovsky, le chef du corps des gendarmes, qui a payé pour les autres, n’est-ce pas ?

— Oui… Une crapule, dit Prychkine.

— Mais comment se fait-il que Berr et l’architecte Nicoline n’aient même pas songé à combler les trous autour des baraques ?

— Des imbéciles, dit Prychkine.

— Des bons à rien, des crapules, des imbéciles ! Nous voilà renseignés, dit Arapoff en riant.

Prychkine se renversa dans son fauteuil en osier et allongea les jambes, de façon à frôler le pied de Lioubov sous la nappe.

— Nos dirigeants, dit-il sur un ton suave, se sont montrés au-dessous de la tâche. Ils ont fait confiance au peuple, comme si le peuple n’était pas une force aveugle et brutale, dont les armes seules peuvent avoir raison.

— Comme je plains l’empereur et l’impératrice ! soupira Zénaïde Vassilievna.

— Ils ne sont pas à plaindre, dit Prychkine. Savez-vous qu’ils se sont rendus au bal de l’ambassade de France, le soir même de la catastrophe ? Le grand-duc Constantin Constantinovitch raconte que l’impératrice douairière aurait interdit à Nicolas II de demeurer plus d’une demi-heure à la réception de Montebello. Et ce sont les grands-ducs Serge et Vladimir qui ont décidé l’empereur à ne pas quitter le bal : ils prétendaient, pour convaincre le souverain, qu’à une fête de Londres quatre mille personnes avaient péri sans que le roi d’Angleterre songeât à décommander les réjouissances prévues.

— Vous connaissez le grand-duc Constantin Constantinovitch ? dit Lioubov, le regard allumé d’admiration et d’envie.

— Vaguement, dit Prychkine.

Et son pied glissa sur la cheville de Lioubov. Lioubov devint rose et se pencha sur sa tasse de thé.

— Racontez-nous encore quelques cancans de cours et d’ambassades, dit-elle avec une distinction appuyée.

— Que vous dire, mon Dieu ? Le 19 mai, au lendemain de la Khodynka, il paraît que le grand-duc Vladimir et le prince napolitain sont allés tirer le pigeon dans les parages du cimetière Vagankov, où reposaient les victimes de la catastrophe.

— Ne parlez plus de catastrophe, minauda Lioubov, dont Prychkine venait d’emprisonner une jambe entre les siennes. Je veux des potins comiques.

— Des potins comiques ? dit Prychkine en posant une main sur le genou de Lioubov, sous la table. Pourquoi pas ? Il y en a… il y en a… Mon collègue, l’acteur Pravdine, raconte que, lors du couronnement, à la cathédrale, le gentilhomme chargé de rajuster le manteau de pourpre du tsar s’acquitta si bien de sa tâche qu’il rompit la chaîne d’André Pervozvanny. On dit aussi que le conseiller d’État Nabokoff, qui tenait la couronne impériale, a été pris… excusez l’expression… de diarrhée… Son pantalon en était tout taché !…