— Pfui ! Quelle horreur ! s’écria Lioubov.
Arapoff secouait tristement la tête :
— Ce qui me chagrine, dit-il, c’est de constater que le peuple russe éprouve du plaisir à rabaisser et à salir son souverain par toutes sortes de ragots indignes. Les faits que vous racontez sont peut-être exacts, mais il n’en demeure pas moins qu’un sujet dévoué au tsar et à la patrie devrait s’interdire de les colporter. Il y a, en Russie, un besoin étrange d’insulter ce qui est beau, grand, noble et traditionnel. On dirait que le Russe a honte de tout ce qui signale son pays à l’attention émerveillée de l’Europe. Il aspire à devenir le plus petit, le plus gris, le plus vil, le plus bête des hommes. C’est dommage.
Prychkine était trop occupé à caresser la cuisse de Lioubov pour s’intéresser au discours du docteur. Néanmoins, il prit une mine de circonstance et répondit :
— Oui ! C’est dommage !
— Les livres de nos meilleurs auteurs ne paraissent écrits que pour donner à l’étranger une idée dérisoire et infâme de notre patrie, poursuivit Arapoff. Demandez à un Français, à un Anglais, l’enseignement qu’il a retiré d’une lecture de Dostoïevski ou de Gogol, par exemple. Ils vous répondront que, d’après le témoignage de ces messieurs, la nation russe est un ramassis d’hystériques, de tuberculeux, d’ivrognes, de prostituées et d’assassins…
— Vous vous attaquez là à la liberté suprême de l’artiste, dit Prychkine en tâtant la jarretière de Lioubov.
— Oui, dit Lioubov. Et c’est une question tellement brûlante !… Nous n’en finirions pas d’en discuter !… Parlons d’autre chose…
Il y eut un silence. Nina reprit la broderie qu’elle avait laissée sur le coin de la table. Zénaïde Vassilievna pria son mari de lui rendre la lettre de Nicolas qu’elle voulait relire. Akim, qui s’ennuyait à périr, demanda l’autorisation de rejoindre ses amis au parc municipal. En passant derrière la grille, il jeta une poignée de cailloux dans le jardin en criant :
— Paf ! Des shrapnells !
— Quel gamin ! dit Lioubov.
Et elle ajouta, en avançant une lèvre suppliante :
— Vous ne voudriez pas nous réciter quelque chose, Sacha ?
— Que désirez-vous que je vous récite ?
— Du Lermontoff. Un poème d’amour…
Prychkine se leva, et, comme il s’écartait de Lioubov, elle murmura vivement :
— Demain, à deux heures, venez à Mikhaïlo. Mon mari fait la sieste jusqu’à quatre heures de l’après-midi.
Prychkine acquiesça du menton, glissa une main dans son gilet, et commença d’une voix pesante :
— Quelle tristesse ! Et quel ennui !
Personne à qui serrer la main…
Son grain de beauté vibrait au coin de sa lèvre. Ses cheveux luisaient au soleil comme du miel roussi. Il cambrait les reins pour redresser sa petite taille.
« Comme il est beau ! » songea Lioubov. Et, de la pointe de son ombrelle, elle traça un cœur approximatif dans le sable de l’allée.
Après la Tristesse de Lermontoff, Prychkine récita, sans se faire prier, le monologue du Chevalier avare et des poèmes de Joukovski. Lioubov ne le quittait pas des yeux et happait au vol chaque mot formé par ses lèvres. Zénaïde Vassilievna somnolait, les paupières closes derrière ses lunettes. Constantin Kirillovitch fumait, le regard perdu dans le ciel et les mains jointes sur son ventre. Nina cousait avec application. Tout le jardin était enveloppé d’un bien-être paresseux, d’une poésie facile. Un triangle d’oiseaux passa au zénith. Le pivert familier tapa l’écorce d’un arbre. Un lézard fila d’une secousse émeraude entre deux cailloux. De la rue, venait le roulement assourdi des calèches.
— Et dire que, dans une heure, il va falloir que je vous quitte pour ce maudit théâtre ! dit Prychkine.
— Voulez-vous ne pas dénigrer votre art ! s’écria Lioubov.
Et elle le menaça de son ombrelle en tussor.
— Quelle paix ! murmura Arapoff. Des hommes sont morts. D’autres meurent à la minute présente. Les prisons sont bondées de misérables. Il y a des cas de typhus à la Doubinka. Et ici, ce calme, ce soleil, ces chants d’oiseaux. Pourquoi ? Pourquoi ?
À mesure qu’il avançait en âge, Arapoff perdait lentement son insouciance, et des inquiétudes funèbres le secouaient en pleine nuit, ou à la roseraie, tandis qu’il soignait ses fleurs avec le jardinier philosophe.
— Je vieillis, je vieillis, dit-il en souriant.
— Non, tu ne vieillis pas, s’écria Nina. Tu es le plus jeune de tous les papas du monde !
— Nina, c’est l’heure de travailler ton piano, dit Zénaïde Vassilievna.
Nina poussa un soupir et quitta la table. Bientôt, des accords limpides et réguliers s’échappèrent d’une fenêtre ouverte. Zénaïde Vassilievna battait la mesure avec son doigt. La lumière du ciel devenait douce.
À sept heures, la grille s’ouvrit d’une volée, et Kisiakoff entra dans le jardin. Il était nu-tête. Ses yeux avaient une expression hagarde. Il portait une égratignure toute fraîche sur la joue.
— Qui est-ce qui t’a griffé ? demanda Lioubov.
— Ce n’est rien, dit-il d’une voix basse. Je me suis accroché à une branche… oui, à une branche, en longeant le jardin…
CHAPITRE X
Le lendemain de la course, Michel, négligeant le bureau, sortit à cheval en compagnie d’un gardien tcherkess. Tania déjeuna seule avec ses beaux-parents, et ils lui parurent soucieux et secrets. Ils évitaient de lui adresser la parole, mais échangeaient entre eux de brèves répliques en circassien. Alexandre Lvovitch regardait fréquemment sa montre. Vers la fin du repas, Tania se hasarda à lui demander :
— Savez-vous où est Michel ?
Il sourit évasivement :
— Mais non… il se promène…
— A-t-on retrouvé les agresseurs ?
— Qui songe à les rechercher ?
— Vous avez donc décidé de classer l’affaire ?
— Mais bien sûr ! Michel est indemne ! N’est-ce pas l’essentiel ?
Cependant, Tania ne voulait pas le croire.
Michel rentra tard dans la soirée. Il était fourbu, couvert de poussière. Ses yeux brillaient de fièvre. Ayant embrassé Tania, il la pria de le laisser seul avec son père. Les deux hommes s’installèrent dans le bureau d’Alexandre Lvovitch. On leur servit à souper, là-bas. Tania profita de ce répit pour courir à son poste d’observation. La fenêtre de Suzanne n’était pas éclairée. Longtemps, Tania demeura penchée sur l’ombre de la rue. Elle appela même à voix basse :
— Suzanne, Suzanne…
Elle était inquiète. Elle avait envie de pleurer. Sans doute, les deux Tcherkess qui s’étaient jetés sur Michel n’avaient-ils agi que par rancune personnelle. Il était absurde d’imaginer que Volodia les eût chargés d’accomplir ce geste. Alexandre Lvovitch lui-même ne croyait pas que Volodia fût coupable. Mais que pensait Michel ? Que préparait-il ? Que devait-elle redouter ? Ses idées tournaient en rond avec une rapidité épuisante. Par moments, elle se sentait au bord d’une catastrophe épouvantable. Puis, tout à coup, sa terreur s’apaisait, et elle se reprochait de s’être alarmée sans raison. Vers dix heures du soir, elle regagna sa chambre et convoqua Oulîta pour la déshabiller. Tout en peignant les cheveux de Tania pour la nuit, la vieille servante lui rapportait, selon son habitude, les derniers ragots d’Armavir.