Il soupira, dégrafa son col. La nuit était calme, étouffante. De la ville, montait un murmure inquiet. Un papillon gris se cognait à l’abat-jour vert de la lampe. Dans la corbeille à papier, gisaient pêle-mêle les gazettes du matin. À la vue de ces feuilles froissées, Michel eut une courte défaillance. La guerre ? Son infortune personnelle lui avait fait oublier la menace qui pesait sur toute la Russie. Il se pencha vers la corbeille, ramassa un journal, le défripa, lut quelques mots, baissa la tête. Humilié, mortifié, il tentait maintenant de noyer sa colère individuelle dans une colère unanime. Un fétu de paille dans la tourmente. Voilà ce qu’il était. Son chagrin était misérable au seuil de cette catastrophe planétaire.
Il interrogeait sa conscience, mendiait un mot d’ordre, une direction. En vain. Une panique lamentable s’empara de lui. La peau de son front devenait douloureuse. Il se leva, s’approcha de la fenêtre. Devant le ciel étoilé, l’idée de son insignifiance lui fut encore plus sensible. Et, tout à coup, il comprit ce qu’il devait faire. La solution était si simple, si naturelle, qu’il s’étonnait de n’y avoir pas encore songé. Sa situation de famille l’avait fait exempter du service militaire. Il n’était pas mobilisable. Mais, en cas de guerre, il pouvait s’engager. Comme simple soldat. Dans le régiment d’Akim, par exemple. Ou dans un autre régiment. Partout, on l’accepterait avec joie.
— Voilà ! Voilà, s’écria Michel, et il demeura un long moment tout étourdi de fierté.
Cette décision satisfaisait en lui un besoin de dévouement et de bravoure. En même temps, il se disait que, quoi qu’il advînt, ses fils respecteraient sa mémoire. Quant à Tania, sachant que son mari était en première ligne, elle n’oserait pas le trahir avec un embusqué. Il l’imaginait même écœurée par la seule présence de Volodia, émue, repentante. Le plaisir qu’il goûtait à cette perspective le surprit un peu. Normalement, l’avenir sentimental de Tania aurait dû le laisser indifférent. Et voici qu’il s’appliquait à prévoir les réactions de cette femme sans scrupule. Comme elle était encore mêlée à sa vie ! Comme il avait du mal à l’exclure de son destin ! À présent, il souhaitait que la guerre éclatât, au plus vite. Il appelait sur lui l’orage, le sang, la mort. Plus la tornade serait violente, et plus il saurait gré à Dieu de l’avoir déchaînée.
Dès demain matin, il partirait pour Saint-Pétersbourg, afin de soumettre quelques affaires urgentes au visa du ministre des Voies et Communications. Avant de quitter la maison, il laisserait à Tania une lettre de rupture. À son retour, la mobilisation serait peut-être déclarée. Et si les conversations diplomatiques aboutissaient au maintien de la paix ?
Non, c’était impossible. Les journaux eux-mêmes affirmaient l’imminence du péril. À la fin de la semaine, au plus tard, toute l’armée russe serait concentrée aux frontières.
Il saisit une feuille de papier, trempa une plume dans l’encre et écrivit d’une main ferme :
Tania, après avoir longuement réfléchi à notre triste situation, j’ai adopté les conclusions suivantes. Quelle qu’ait été ton erreur, je ne me reconnais pas le droit d’exiger le divorce, car le bonheur de nos enfants doit passer avant nos convenances personnelles. Il serait injuste que la famille eût à pâtir de tes caprices ou de mon intransigeance. Donc, tu garderas mon nom et tu resteras sous mon toit. Il faut que tous, autour de nous, depuis nos fils jusqu’à nos domestiques, ignorent le différend qui nous a séparés. Je sais que tu seras discrète, puisque je te le demande. Comme, pour ma part, il me serait impossible de continuer à vivre auprès d’une femme qui m’a trahi et dont le repentir même n’excuserait pas la faute, j’ai résolu d’abandonner pour quelque temps cette maison où tout me rappelle ma disgrâce. Tu devines, certes, que la guerre est imminente, presque certaine. Bien que je ne sois pas mobilisable, ma conscience m’ordonne de m’engager. Je partirai donc, comme simple soldat, mais avec une joie et une fierté indicibles. Je te préviens, dès à présent, qu’il ne faut pas tenter de me dissuader. Ni tes larmes, ni tes cris, ni tes menaces, ne sauraient modifier ma ligne de conduite. La seule prière que je t’adresse en terminant cette lettre, c’est de veiller, en mon absence, à ce que l’honneur de notre foyer n’ait plus à souffrir de rien. Par respect pour tes fils, sinon par respect pour moi, tu dois accepter d’être fidèle.
Michel Danoff.
P.-S. – Si la mobilisation était décrétée pendant mon séjour à Saint-Pétersbourg, je ne rentrerais pas à Moscou et m’engagerais sur place. Mais toutes les dispositions pécuniaires seront prises à temps. Tu ne manqueras de rien. Je te le promets.
Michel relut sa lettre avec satisfaction. Pas une parole vive. Pas un reproche. Le nom même de Volodia n’était pas cité. Jamais il n’aurait cru qu’il lui serait aussi facile d’exprimer sa pensée. Il plia le feuillet, le glissa dans une enveloppe doublée de papier bleu. Puis il toucha machinalement les objets qui meublaient sa table. Il lui plaisait que tout fût en ordre dans son bureau. Après la crise qu’il avait subie, il éprouvait un soulagement merveilleux. On eût dit qu’en quelques instants, et comme sous l’effet d’une drogue, ses doutes, sa jalousie, sa honte, sa pitié venaient de s’endormir. Le mal était conjuré. Maintenant, il fallait liquider le passé, organiser l’avenir. Les Comptoirs Danoff, la Compagnie de Chemin de Fer, les participations à d’autres entreprises… Il avait si bien arrangé sa vie ! Il avait tant travaillé pour donner du bonheur à sa femme ! Il murmura :
— Dommage, tout de même… C’était bien…
Puis, il se leva pour trier ses papiers personnels. Il classait les documents par liasses dans des enveloppes numérotées : « Papiers de famille », « Papiers relatifs à la maison », « Factures », « Contrats avec les fournisseurs », « Lettres de Tania ».
Il s’interdit de relire ces lettres. Mais, à la seule vue de l’écriture familière, son cœur se serrait d’angoisse. Pour rompre cette contemplation, il alluma du feu dans la cheminée et brûla quelques vieux registres et des missives dénuées d’intérêt. Après quoi, n’osant réveiller le valet de chambre, il prépara lui-même sa valise. Il était content. Il se sentait propre, fort, sûr de lui. Il sifflotait en empilant son linge. Une lueur rose embrasait le ciel, au-dessus des toits noirs des maisons. Les oiseaux chantaient d’une voix aiguë. La charrette du laitier gronda sur les pavés. À six heures et demie, Michel sonna le valet de chambre pour lui confier sa lettre et commander un verre de thé chaud. Puis, il voulut jeter un coup d’œil sur ses enfants qui dormaient encore. Mais, devant la porte de Serge, une faiblesse le saisit. Il n’avait pas le courage d’affronter le visage assoupi de son fils. Il craignait de ne pas résister à l’appel de ces paupières closes, de ces mains innocentes ouvertes sur le drap. Furieusement, il se détourna, courut jusqu’au salon, arracha de l’album une photographie de Serge, une autre de Boris et les glissa dans sa poche. Il prit aussi une photographie de Tania.
Mais, au lieu de choisir parmi les effigies récentes de sa femme, il emporta un cliché jauni qui datait d’Ekaterinodar.