À l’église, elle pria longuement, follement, pour supplier Dieu d’empêcher la guerre. Elle se prosternait, se signait, heurtait les dalles avec son front, comme les femmes du peuple. À travers son désarroi, une clarté douce commençait à poindre : « Dieu ne permettra pas… Dieu m’a entendue… Dieu rendra les hommes aux femmes et la paix à la terre… » Un mouvement de flux et de reflux emplissait sa tête. Elle se sentait bien. Quelques cierges palpitaient dans l’ombre. Des vieilles chuchotaient derrière une colonne. Tania dut faire un effort pour s’arracher à ce refuge de ténèbres et de silence. Rentrée chez elle, elle se rappela qu’elle avait invité des amis pour le déjeuner. Elle les décommanda en prétextant une migraine. Puis, elle se fit servir une collation dans sa chambre, mais elle oublia d’y toucher. Allongée sur son lit, elle s’abandonnait à une sorte de torpeur dolente. Des images nombreuses la visitaient sans laisser de traces. Brusquement, elle pensa que le plus commode eût été de se suicider, de disparaître. Mais elle renonça à ce projet, à cause de ses fils. Quel que fût son avenir, elle était tenue de rester auprès d’eux. Elle n’avait plus qu’eux au monde. À cette idée, un regain de tendresse gonfla son cœur. Elle se leva péniblement et suivit le couloir qui menait aux chambres d’enfants. À travers la porte, elle entendait Mlle Fromont qui discutait en mauvais russe avec la nounou :
— Vous comprenez, ma pauvre, tous les peuples sont fous, parce qu’ils manquent de civilisation. Les Russes, les Allemands, les Autrichiens, les Serbes, les Français, tous, tous ! Mais les Suisses resteront neutres. Moi, je suis neutre…
Tania poussa la porte. Serge et Boris, assis à croupetons sur le tapis, jouaient à la catastrophe de chemin de fer. Elle courut vers eux et les embrassa avec emportement.
— Maman, demanda Serge, pour où il est parti papa ? Quand est-ce qu’il reviendra ?
Tania surprit le regard attentif de Mlle Fromont. Sans doute, tout le monde dans la maison soupçonnait qu’une dispute avait éclaté entre monsieur et madame. Elle eut honte de ses yeux brûlés par les larmes, de sa coiffure défaite. Elle se redressa un peu.
— Il reviendra bientôt, dit-elle.
— Et il y aura la guerre ?
— Mais non, Serge.
— Les enfants ne doivent pas poser de questions, dit Mlle Fromont avec sévérité. Allez vous habiller. Nous partons pour la promenade.
— Laissez-les avec moi, dit Tania.
Et elle emmena les enfants dans son boudoir. Là, elle s’installa avec eux au fond de la grande bergère et ouvrit un livre d’images sur ses genoux. Tout en lisant à haute voix, elle sentait avec délices ces deux corps confiants serrés contre son corps. Serge respirait à petits coups pressés. Boris avait appuyé sa joue contre la main de Tania. Il ne comprenait pas bien. De temps en temps, il disait :
— Lis moins vite…
Une chaleur agréable envahit la chair de Tania. Sa tristesse devenait douce. Le ciel se couvrit. Une pluie fine souffla sa fraîcheur dans la pièce. Tania se leva pour allumer une lampe. À ce moment, elle entendit un bruit de cavalcade légère. Elle courut à la fenêtre. Un détachement de cosaques défilait dans la rue. Dans la lumière grise, ces hommes gris, ces chevaux gris, avançaient comme une procession de fantômes. Les sabres, les fusils brillaient à peine. Les sabots tintaient comme du verre. Où allaient-ils, ces inconnus ? Partaient-ils déjà pour les frontières menacées ? Seraient-ils parmi les premiers à supporter le choc ? Les enfants s’étaient rapprochés d’elle. Serge battait des mains :
— Des soldats ! Des soldats !
Tania ferma la croisée.
— Tu en verras d’autres, dit-elle.
Et elle retourna avec les enfants vers la bergère, vers le livre d’images. Derrière les vitres, retentissait maintenant la chanson de marche d’un régiment :
Soldats, soldats, mes petits compères,
Où sont donc vos femmes ?
Des canons chargés jusqu’à la gueule,
Voilà ce que sont nos femmes !
Tania serra les mâchoires, prête à pleurer. Le chant s’éloignait, clamé par des voix fortes :
Soldats, soldats, mes petits compères,
Où sont donc vos sœurs ?
Des lances et des baïonnettes,
Voilà ce que sont nos sœurs…
— Ils chantent bien, dit Serge. Ils parlent de leurs femmes, et de leurs sœurs. Et pas de leurs petits garçons ?
À ces mots, Tania cacha son visage dans ses mains.
— Laissez-moi seule ! cria-t-elle.
Les enfants, effrayés, reculèrent lentement vers la porte et s’en allèrent.
Au courrier du soir, Tania reçut la lettre de Volodia qui lui annonçait son départ pour la Norvège. Il n’y resterait pas longtemps, disait-il. Mais il fallait « attendre la fin de l’orage ». Quand Michel se serait calmé, Volodia reviendrait à Moscou et envisagerait la possibilité de résoudre pacifiquement le problème. Pour l’instant, il conseillait à Tania le courage et l’assurait de son amour. Tania déchira la lettre. La fuite de Volodia la laissait étrangement indifférente. Elle était comme endolorie et sans âme.
Ce jour-là, elle assista au dîner des enfants, les borda dans leur lit, les bénit et demeura longtemps au chevet de Boris. Le garçon s’endormit en lui tenant la main. Derrière son paravent, la nounou se retournait, geignait, récitait des prières. Elle finit par dire :
— Il faut le laisser, barinia. Sans cela, vous lui passerez votre peine.
— D’où sais-tu que j’ai de la peine ?
— Eh ! qui n’en a pas, barinia ? La vôtre se lit comme dans un livre. Une grande peine. Et de tout petits enfants. C’est dur !
Tania dégagea sa main.
— Je m’en vais, dit-elle.
Sur le seuil de la porte, elle écouta encore la respiration égale de son fils. Puis elle partit, lasse et tremblante, et regagna sa chambre où personne ne l’attendait.
CHAPITRE XVIII
Akim se trouvait en permission à Ekaterinodar lorsque la mobilisation générale fut décrétée. Mayoroff était mobilisé comme médecin. Nina s’engageait dans la Croix-Rouge. Constantin Kirillovitch enrageait d’être trop vieux pour endosser l’uniforme. Et Zénaïde Vassilievna pleurait. Dans la rue de la ville, la foule se pressait en chantant Dieu protège le tsar et promenait des effigies grossièrement coloriées de l’empereur. Un enthousiasme frénétique s’était emparé de ceux-là mêmes qui, la veille encore, dénigraient le gouvernement. La menace allemande avait réalisé le miracle que des années de politique intérieure n’avaient pas su préparer.
Au bureau du commandant de la place, Akim apprit que les hussards d’Alexandra, cantonnés à Samara, étaient mobilisés en première ligne et déplacés vers le front de Pologne. Le plus simple était de filer vers le nord, sur Riajsk et Riazan, et de rejoindre la formation qui devait logiquement passer par l’une de ces villes. Akim n’était pas équipé en tenue de campagne. Il n’avait emporté avec lui que du linge fin et des bottes vernies. Cependant, au lieu de procéder à des achats qui eussent retardé son départ, il préféra prendre le premier train. Le voyage fut long et pénible. Assis dans un compartiment bondé de monde, Akim ne faisait attention à personne et ne songeait qu’à son nouveau destin. La guerre russo-japonaise avait été pour lui une expérience décevante. Mais cette guerre-ci – il le sentait – lui donnerait l’occasion d’accomplir des prodiges. Il ne se demandait pas si le pays était prêt pour la grande aventure, si les armements et les munitions existaient en quantité suffisante, mais, uniquement, si lui-même était assez bien entraîné pour le rôle majeur que lui confiait la volonté de Dieu. En face de ce conflit, il adoptait naturellement une attitude sérieuse et myope qui limitait le débat à sa propre personne. L’idée même des blessures, de la mort, ne l’affligeait pas. N’avait-il pas vécu depuis toujours pour ce genre de fin glorieuse et utile ? À un moment, il remarqua que ses voisins chuchotaient entre eux. Il crut entendre les mots : « Hussards d’Alexandra. » Et il fut fier que ces inconnus eussent identifié son uniforme. En vérité, il tirait vanité des louanges qu’on adressait à son régiment, plus qu’il ne l’eût fait des compliments dédiés à une maîtresse. Il souhaitait que le fanion noir, frappé de la tête de mort, fût cité en exemple à toutes les forces armées de Russie. Et il était sûr qu’il en serait ainsi. L’essentiel était de rejoindre la formation au plus vite. Mais où ?