Akim reconnaissait les visages des hussards, un à un. Malgré lui, pour chaque camarade, il se posait la même question : « Sera-t-il tué, ou blessé, ou sortira-t-il indemne de l’aventure ? » Certaines figures, fraîches et gaies, lui paraissaient promises à la mort. D’autres, calmes, indifférentes, il les imaginait tordues par la douleur. D’autres, enfin, ne lui disaient rien. Il se reprocha cette inquiétude. Le drapeau du régiment, roulé dans son fourreau, passait devant lui. Des oiseaux affolés tournoyaient au-dessus de la rue. Les gens gueulaient. Les trompettes sonnaient. Cette musique, ces cris, Akim avait l’impression qu’ils jaillissaient de son cœur. Déjà, en queue du cortège, venaient les chariots de vivres, les fourragères, la roulante. Akim s’éloigna de la fenêtre. Il se sentait très fort, très grand, et comme récompensé pour toutes les souffrances futures.
Un peu plus tard, il descendit dans la rue. Bien que le régiment fût loin, la foule ne se dispersait pas encore. Elle bouillonnait sur place, chantait, hurlait à tue-tête. Akim n’avait pas fait trois pas que des bras vigoureux le saisissaient et l’enlevaient du sol. Il se retrouva assis sur les épaules de deux ouvriers hilares. À hauteur de ses genoux, moutonnait un fleuve de visages.
— Vive l’armée ! Vivent les hussards ! Vive notre régiment !
Des étudiants lui tendaient des cigarettes. Une femme l’agrippa par la taille au risque de le faire chavirer, l’attira, le baisa sur la bouche. Elle avait des yeux pleins de larmes. Comme Akim se redressait, la multitude se mit en marche. Il voulut se défendre, sauter à terre. Mais les ouvriers le maintenaient assis fortement et lui broyaient les cuisses. Entre les façades des maisons, à perte de vue, s’étendait la masse intégrale du peuple. Akim prenait possession de ce monde inconnu. Il s’efforçait d’isoler, à droite, à gauche, une tête, un regard, un geste de la main. Mais ils étaient trop nombreux. Çà et là, comme des bouées, on voyait se balancer les silhouettes maladroites d’autres officiers portés en triomphe. Des voix rudes chantaient :
Dieu protège le tsar,
Règne pour notre gloire,
Règne pour terrifier l’ennemi,
Ô notre tsar orthodoxe !
Akim mêla sa voix à celle de la foule. Tout en chantant, il songeait aux troubles de 1906, aux charges de cavalerie contre les révolutionnaires, à sa haine irréductible de la populace. Comme tout avait changé, soudain ! Le peuple et l’armée étaient unis dans un seul amour. L’ouvrier et l’officier reconnaissaient qu’ils étaient frères. Plus de socialistes. Plus d’anarchistes. Plus de minorités polonaises ou finnoises. Des Russes.
Akim éprouvait dans son cœur une allégresse insensée, héroïque. Le grondement de cette cohue ne l’effrayait plus, ne l’irritait plus, mais lui semblait en quelque sorte aimable et nécessaire. Il croyait être arrivé à un instant de son existence où il ne saurait pas différer le don total de sa personne. Jusqu’ici, sans le vouloir, il avait triché avec le destin. Aujourd’hui, il était prêt à se sacrifier pour cette terre, pour ces gens, pour ce ciel. Toute la Russie le portait. Sur ces épaules, sur ces bras, il montait, d’un élan continu, vers une apothéose patriotique et barbare. Comme c’était bien ! Comme c’était beau ! Il ferma les paupières, un moment, bercé par une houle humaine. Et, ballotté dans le noir, il rêva qu’il avait gagné la guerre.
Puis, il rouvrit les yeux. Des cloches sonnaient. Quelqu’un essayait d’arracher un bouton de son uniforme. Du balcon d’un second étage, une femme lança un bouquet qu’il reçut en pleine face, comme une gifle. Il le baisa galamment et le glissa sous son épaulette. Enfin, profitant des remous causés par l’arrivée d’un tramway, il échappa à l’étreinte des ouvriers et se faufila, en jouant des coudes, vers une rue plus calme. Il dut s’appuyer au mur d’une maison pour reprendre haleine. Son cœur battait vite et fort. Des gouttes de sueur brillaient au bord de ses cils. Ou bien, c’étaient des larmes. Une jeune femme passa qui menait un petit garçon par la main.
— Un soldat ! Un soldat ! cria l’enfant.
La jeune femme sourit. Akim lui rendit son sourire. Elle s’arrêta.
— Vous… vous êtes bien un hussard d’Alexandra ? demanda-t-elle.
Elle était assez jolie, blonde, un peu fade, le nez retroussé. Elle parlait le russe avec un accent polonais. Akim claqua des talons et porta la main à la visière de sa casquette.
— Capitaine en second Arapoff, dit-il.
Elle inclina la tête.
— Eh bien, bonne chance, monsieur le capitaine en second, dit-elle.
Et elle s’éloigna. Akim se sentit triste, brusquement, de n’être pas marié. Il eût aimé qu’une femme l’accompagnât, pleurât un peu contre sa poitrine. Une femme dans ce genre-là, pas très jolie, blonde, fade, avec un nez retroussé. « Trop tard, trop tard. La guerre… » Il haussa les épaules et se mit à marcher, d’un pas résolu, vers les faubourgs sud de la ville. Son régiment était cantonné en lisière du parc Lazenky, dans l’ancienne caserne des hussards de Grodno. C’était là, et non à l’hôtel, qu’Akim voulait passer sa première nuit de guerre.
Le lendemain matin, arrivèrent à Varsovie quelques nouvelles recrues. Parmi elles se trouvait le volontaire Michel Alexandrovitch Danoff. Sur la demande du capitaine en second Arapoff, il fut incorporé au deuxième escadron de hussards.
1 26 juillet, selon le calendrier grégorien.