Le 7 octobre, les cheminots de la ligne Moscou-Kazan déclenchèrent la grève. Le lendemain, les lignes de Iaroslavl’, Koursk, Riazan-Oural furent bloquées. Le 12 octobre, Moscou était retranché du reste du monde. Ce même jour, fut déclarée la grève générale. Plus d’eau, plus de lumière, plus de trains, plus de tramways, plus de ravitaillement. La grande cité s’enfonçait dans l’ombre et le silence, comme un navire touché qui donne de la bande.
Et, toujours, dans les rues mortes, le long des maisons peureuses, aux volets clos, défilaient des ouvriers avec des pancartes et des étendards rouges. La troupe était prête à marcher contre les manifestants. Mais on attendait des ordres. Et le gouvernement, isolé, affolé, ne savait quelle décision prendre. La police opérait bien quelques arrestations, par-ci par-là. Et il y avait bien des cortèges réactionnaires de « cent noirs » qui se heurtaient, drapeaux tricolores en tête, aux processions révolutionnaires. Mais comment lutter contre le poids d’un pays entier qui renonce à vivre ? Comment soulever, retourner la masse de toute une nation têtue ? Qui incarcérer ? Qui tuer ? Que promettre ?
Le soir, Michel se postait à la fenêtre de sa chambre et considérait avec stupeur le chaos de la ville éteinte. On eût dit une cité frappée par quelque cataclysme géologique, vidée de ses clartés, de ses voix, de ses chairs, réduite aux pierres et au silence, prête déjà pour les études des siècles à venir. La Russie entière suivait l’exemple de Moscou. Des millions d’hommes se liguaient pour protester contre un régime vieilli. Le 16 octobre, les prêtres de toutes les églises moscovites lurent à leurs fidèles un message du métropolite Vladimir qui leur enjoignait de combattre l’insurrection. Et, le 17 octobre, Le Moniteur Officiel publiait un manifeste impérial accordant la Constitution.
Le lendemain, Michel se rendit au bureau selon son habitude. Les trois quarts des employés étaient absents à cause de la grève des tramways et des fiacres. Mais Volodia était à son poste. Il rayonnait de joie.
— La Constitution est octroyée ! Le peuple est en liesse ! Tout est sauvé ! s’écria-t-il en apercevant Michel.
— Je suis moins optimiste que toi, dit Michel. Nos révolutionnaires ont les dents longues. Les ouvriers ont compris que le tsar a eu peur de leur nombre et de leur puissance. Ils se sentent les maîtres. Ils ne s’arrêteront pas en chemin !
— Tu les prends pour des ogres !
— Pour des hommes, tout au plus. Les hommes sont insatiables.
— Penses-tu ! Secoue-toi ! Sois jeune ! Sois Européen, que diable ! Descendons dans la rue. Nous marcherons un peu. Nous regarderons la ville qui s’éveille. Nous saluerons la figure des premiers hommes libres de Russie.
— À ta guise, dit Michel. Mais tu me permettras de prendre ma canne ferrée.
Volodia se mit à rire et accusa Michel d’être un « cent noirs » qui s’ignorait.
Ils sortirent tous deux et se mêlèrent à la foule. Aux fenêtres des maisons bourgeoises pendaient des drapeaux tricolores. Mais des étendards rouges étaient accrochés aux réverbères. Quelques magasins avaient eu leurs vitres brisées la veille, et des agents de police gardaient la devanture. Les passants envahissaient le trottoir, la chaussée. Ils allaient par petits groupes indécis : des ouvriers, des lycéens, des messieurs bien mis, à chapeaux melons et à cols de castor, des dames à voilettes. Les visages étaient calmes, heureux. Des voix discordantes criaient :
— Hourra ! Vive la liberté ! Vive le peuple !
— Eh bien ? dit Volodia. Je ne crois pas qu’ils soient si méchants !
En débouchant dans la rue Nicolskaïa, la foule ralentit son mouvement. Un orateur se tenait debout dans une voiture découverte. Il portait un ruban rouge à la boutonnière. On n’entendait pas bien ce qu’il disait, mais les mots : « liberté », « citoyens », « prolétaires », et « Constitution », revenaient à intervalles réguliers, comme des chocs de cymbales. Tout à coup, un ouvrier des premiers rangs tira le tribun par la manche et le fit basculer en glapissant :
— À moi, la parole.
Et il escalada péniblement le marchepied de la voiture.
L’ouvrier était ivre. Sa grosse face était marquée de coups. Il ouvrit la bouche, hoqueta et l’assistance éclata de rire.
— Heu ! Écoutez tous, cria-t-il enfin. On est des hommes libres !… C’est fini !… Les riches ont sucé notre sang !… Nous allons sucer le leur !…
— En attendant, tu suces la bouteille ! dit quelqu’un.
Le pochard montra le poing, se détourna et vomit sur le siège du cocher.
— C’est ignoble, dit Michel.
— Ne t’arrête pas aux détails, dit Volodia.
Plus loin, ils virent un gamin de quinze ans, en uniforme d’écolier, grimpé sur une borne et qui déclamait avec une voix de jeune coq :
— Citoyens ! Nous sommes tous frères ! L’union fait la force…
Des femmes riaient :
— Retourne chez ta mère.
— Descends, polisson !
Un petit homme à lunettes et à barbiche noire s’était installé au balcon d’un premier étage. Des drapeaux rouges masquaient la fenêtre, derrière lui. Il hurlait :
— N’acceptez pas la Constitution !… Elle n’est pas assez démocratique !… Un marché de dupes !… Le tsar vous a trompés !…
— Et la police tolère ça ! dit Michel.
— Il n’y a plus de police, s’écria son voisin. Grâce au Ciel, les bourgeois ne peuvent plus compter sur la police !
Lui-même était habillé en « bourgeois » et portait une grosse perle à sa cravate noire.
— Imbécile, grogna Michel. Vous ne savez pas ce que vous dites !
— Tais-toi, dit Volodia. Tu finiras par nous faire remarquer.
Dans la rue Tverskaïa, Michel et Volodia se joignirent à un cortège en règle qui montait vers le palais du gouverneur Dournovo. La masse compacte des manifestants coulait entre les belles demeures à balcons ouvragés. Des drapeaux rouges ondulaient au-dessus de la foule. Çà et là, se balançaient des banderoles écarlates aux inscriptions blanches : « Libérez les prisonniers politiques », « Vive le prolétariat victorieux », « Ouvrez les cellules du tsarisme »…
La multitude chantait en chœur : Debout ! Lève-toi, peuple laborieux !… Quelques soldats marchaient, bras dessus, bras dessous, avec des ouvriers et des filles. Des lycéens jetaient des proclamations par poignées. Trois dames élégantes passèrent en se tenant par la taille. Elles aussi piaillaient d’une voix aiguë :