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Volodia rentra la tête sous la table. Il ne pouvait se résoudre à sortir devant ces deux énergumènes. Leurs propos remuaient en lui une vague de honte et de colère.

— Eh ! une jarretière, s’écria le bossu. Rose avec de petites broderies bleues. C’est joli.

Craignant que la conversation ne reprît un tour désagréable, Volodia rampa sur les genoux, dépassa la banquette, atteignit la porte sans être remarqué. Comme il se relevait, l’un des balayeurs l’aperçut.

— Oh ! dit-il, il y avait quelqu’un.

Un flot de sang brûla les joues de Volodia.

— Ce n’est rien… Je m’étais assoupi, dit-il d’un air positif.

— Vous ne voulez pas qu’on brosse vos vêtements, barine ? demanda le bossu en s’approchant de lui.

— Non, non, dit Volodia. Ça va comme ça…

Puis, il fouilla dans ses poches, tira une poignée de monnaie et la versa dans la main du balayeur. L’autre plongea dans un salut rapide :

— Votre Noblesse !… Merci, merci… Nous ne méritons pas…

Les deux hommes le raccompagnèrent jusqu’à la sortie. Volodia était mécontent, humilié. Dans son cœur, persistait un sentiment de faute. Renonçant à rentrer chez lui, il se fit conduire dans un établissement de bains. Au sortir de l’étuve, un masseur kalmouk lui broya le corps avec science. Les mains de cet homme communiquaient à Volodia une chaleur et une énergie allègres. Peu à peu, il lui semblait que les crasses de la nuit se détachaient de sa peau. Il émergeait, vif et nu, modelé à neuf pour de joyeux combats. Sa bonne humeur soudaine, et comme artificielle, l’étonnait un peu. Il déjeuna au Slaviansky Bazar et se rendit ensuite chez Tania.

Les calculs les plus optimistes fixaient à la fin de mars la date probable de l’accouchement. Mais Tania ne pouvait plus attendre. À mesure que les jours passaient, elle éprouvait de plus en plus douloureusement la nécessité de cette nouvelle présence. Elle inventait à son fils des noms, des costumes, un caractère, un destin ; elle lui parlait en cachette ; elle le grondait pour ses ruades ; elle le berçait jusqu’à s’endormir elle-même. Parfois, cependant, elle se rappelait les souffrances, la mort de la petite Suzanne, à Armavir. Et, alors, une peur atroce lui glaçait le sang.

Marie Ossipovna ayant affirmé qu’elle savait une incantation circassienne qui préservait des accouchements difficiles, Tania autorisa sa belle-mère à expérimenter sur elle son pouvoir d’ensorcellement. Chaque soir, la vieille se rendait au chevet de sa bru, posait une main sur le ventre de la jeune femme et bredouillait des litanies inintelligibles en baissant les yeux. Le visage de Marie Ossipovna était ratatiné et enlaidi par le mystère. Des bulles de salive sautaient sur ses lèvres véloces. En la regardant, Tania avait envie de pouffer de rire. Mais elle avait peur aussi. Au bout d’un moment, elle repoussait la main de Marie Ossipovna.

— Assez maintenant, disait-elle.

— Je n’ai pas dit le quart de ce qu’il fallait.

— Vous direz le reste une autre fois.

— On ne peut pas, on ne peut pas. L’enfant sera incomplet. Il donnera un mauvais Tcherkess…

— Mais je ne veux pas un Tcherkess, maman. Je veux un Russe.

— Alors, cela suffit comme ça, disait la vieille.

Et elle quittait la pièce en grognant.

Pour tromper son impatience, Tania préparait déjà le trousseau, la chambre, les jouets de l’enfant. Eugénie Smirnoff la secondait fougueusement dans cette tâche. Les deux jeunes femmes étaient devenues des amies intimes. Elles se voyaient tous les jours. Et elles se montraient enchantées l’une de l’autre. Eugénie était béate d’admiration devant l’intelligence, la grâce et l’élégance de Tania.

Tania ne pouvait plus se passer de l’adoration servile que lui témoignait Eugénie. Toutes deux couraient les magasins, raflaient des cargaisons de bavoirs, de bonnets et de robes de dentelle. Le soir, Tania étalait ses dernières acquisitions sur le lit, et sa femme de chambre personnelle était conviée à s’extasier devant cette garde-robe miniature :

— Oh ! barinia ! quel point de croix admirable ! Et ceci, est-ce assez mignon ? Et cela, est-ce assez coquet ? Un trousseau de prince, un trousseau de prince !

Une fois seule avec Michel, Tania lui présentait la facture et lui racontait l’étonnement de la femme de chambre :

— Elle était comme folle ! Il faudrait que je lui offre quelque chose pour son neveu ! Tu ne regardes pas ce que j’ai acheté, aujourd’hui ?

Michel prenait les brassières, les bavoirs, les chemisettes minuscules dans ses fortes mains, les soupesait, les palpait consciencieusement.

— C’est de la bonne qualité, disait-il. L’étoffe a l’air solide. Mais ne crois-tu pas qu’il y en a trop pour un seul enfant ?

Toutes les possibilités d’achat ayant été épuisées dès la fin de janvier, Eugénie et Tania eurent à s’occuper de choisir une nourrice pour l’héritier des Danoff. Elles convoquèrent, sur recommandation, une forte paysanne aux seins plantureux, à la face ronde, au regard tranquille de génisse. La future nourrice s’appelait Prascovie. Un enfant lui était né dans le mois, mais elle ne savait pas exactement le nom du père. Il y avait tant d’hommes au village ! Et tant de travail ! C’était peut-être Agaphon, ou Guérassime ? À quoi bon se creuser la tête ? Prascovie s’était rendue à Moscou pour se placer comme nourrice dans une maison honorable. Tania et Eugénie examinèrent la paysanne avec sévérité. Elles lui trouvèrent une mine saine, un visage avenant, des seins gonflés à bloc.

— Vous pouvez tâter, barinia, disait Prascovie en bombant le torse avec orgueil. C’est plein, là-dedans. Au village, pour amuser les gamins, je leur faisais gicler le lait à la figure. Avec moi, votre petit sera nourri à sa faim, je vous le garantis.

Et elle riait de toutes ses belles dents blanches et serrées.

Le médecin de Tania, ayant ausculté Prascovie, examiné son sang, analysé son lait, lui reconnut d’excellentes dispositions nourricières. Prascovie s’installa chez les Danoff. Elle se préparait au futur travail de l’allaitement en mangeant des harengs salés à tous les repas. Suivant l’usage, Tania et Eugénie se chargèrent de constituer le trousseau de Prascovie. Ce trousseau comprenait une jupe de satin rouge, une autre bleue, du linge de corps, du linge de lit, des tabliers blancs, un diadème russe à rubans multicolores, et un collier de perles incassables pour que l’enfant pût jouer avec elles et les mordiller sans danger. La toilette complète fut commandée chez un bon faiseur du pont des Maréchaux.

En revenant du magasin, Eugénie et Tania étaient surexcitées et joyeuses comme des collégiennes.

— Le costume que vous avez choisi est si joli, si seyant que, moi aussi, j’aimerais devenir nourrice, disait Eugénie.

— En attendant, je vous invite à prendre une tasse de thé chez Siou.

— Ce n’est pas une consolation suffisante. Mais enfin…

Comme le traîneau s’arrêtait à la porte de l’établissement, un bruit sourd et lointain ébranla la ville.

— Qu’est-ce que c’est ? demanda Tania.

— Encore des manifestations ouvrières, sans doute ? dit Eugénie.

— Mon Dieu ! Il ne faut pas rester là. Allons au bureau de Michel.

Le traîneau repartit lentement, car la rue était embouteillée. Au bas de la Tverskaïa, Tania aperçut un gamin qui détalait le long du trottoir, en criant :

— Le grand-duc est mort ! Le grand-duc est mort !

— Qu’est-ce qu’il dit ? Quel grand-duc ?

Des gens au visage pâle couraient vers la place du Kremlin.

— Rattrape le gamin, dit Tania au cocher.

Le cocher descendit de son siège et s’enfonça dans la foule en agitant les bras. Il revint bientôt, poussant par les épaules un garçon de quinze ans, vêtu d’un paletot court, déchiré aux manches. Le gosse tremblait de tous ses membres. Il avait peur qu’on l’arrêtât, sans doute. Mais, lorsqu’il vit les deux dames dans le traîneau, il se mit à sourire, et, instinctivement, tendit sa main nue et violette de froid. Tania lui jeta quelques kopecks.