— Raconte, dit-elle. Qui a-t-on tué ?
— Le grand-duc Serge, dit le gamin en empochant l’argent. Sur la place du Sénat. Quelqu’un a lancé une bombe dans sa voiture…
— Tu y étais ?
— Je n’étais pas loin… Mais on m’a dit… Tout est en miettes… Le grand-duc et sa belle-voiture… Tout… Il y a des centaines de tués, paraît-il… Des généraux… Des princes…
— Ce n’est pas possible ! s’écria Tania.
Eugénie sanglotait comme une hystérique.
— Au bureau, dit Tania. Et vite…
Le cocher fouetta ses bêtes. Tania se sentait engourdie par une terreur intense. Elle ne pensait pas au grand-duc Serge. Mais à elle, à l’enfant qu’elle portait en elle. Les troubles du 9 janvier à Saint-Pétersbourg, les grèves de Moscou, les manifestations d’étudiants, ce meurtre atroce, présageaient une ère nouvelle de violence et d’insécurité. Et le petit allait naître parmi ce déchaînement de forces mauvaises. Oh ! vraiment, les révolutionnaires étaient des monstres. Elle les détestait. Elle s’indignait à l’idée que la police ne les exterminât pas assez vite. Pour sa part elle se savait capable de les tuer de ses propres mains, jusqu’au dernier.
Lorsqu’Eugénie et Tania arrivèrent au bureau, Michel était au courant de tout. Il les fit asseoir dans de profonds fauteuils de cuir et ordonna qu’on leur servît du thé pour les remettre de leur émotion. Tandis que les deux femmes lapaient leur infusion avec des mines de mourantes, Michel se promenait de long en large en parlant :
— On vous a mal renseignées. Il n’y a pas eu de généraux tués autour du grand-duc. Simplement, le cocher de Son Altesse. Quant au grand-duc Serge, il a été déchiqueté par l’explosion. La grande-duchesse se trouvait dans un autre traîneau. Elle a tout vu. Elle s’est précipitée sur les restes de son mari. Un spectacle affreux, paraît-il. Elle suppliait les gens de se découvrir. Les policiers couraient en tous sens…
— Le meurtrier a été arrêté, j’espère ? dit Eugénie.
— Oui. C’est un révolutionnaire. Un de plus.
— Mais pourquoi se sont-ils attaqués au grand-duc Serge ? demanda Tania.
— D’abord, parce qu’il était l’oncle de l’empereur et le gouverneur général de Moscou, dit Michel. Ensuite, parce que le peuple ne lui pardonne pas le désastre de la Khodynka, les répressions contre les ouvriers, l’espionnage policier dans les Universités et les sociétés de toutes sortes. On l’accuse aussi d’avoir contribué à déclencher la guerre contre le Japon et d’avoir fait fusiller les manifestants à Saint-Pétersbourg, le 9 janvier. On l’accuse encore… Mais de quoi n’accuserait-on pas les hommes au pouvoir ?
— Ne va-t-on pas une bonne fois nettoyer la Russie de toute cette racaille rouge ? dit Eugénie en rajustant sa voilette.
— Il ne resterait plus grand monde, le nettoyage fait, dit Michel.
À ces mots, Volodia fit irruption dans la pièce. Il était blême, décoiffé, les yeux hors de la tête :
— Vous savez la nouvelle ?
Michel acquiesça du menton.
— Eh bien, s’écria Volodia. J’aurais pu le prévoir. Il faut lâcher du lest, lâcher du lest, signer la paix avec le Japon, accorder une Constitution au peuple, fraterniser avec les ouvriers.
— C’est agréable d’être enceinte à une époque pareille ! dit Tania avec humeur.
— Ma pauvre chérie, soupira Eugénie, et elle l’embrassa fougueusement sur la joue.
— Les temps sont durs, dit Michel, mais la Russie remontera le courant.
— Avec quel pilote ? demanda Volodia.
— Le tsar, dit Michel.
Volodia fit la grimace :
— Le tsar… le tsar… Il nous faudrait Pierre le Grand, et nous avons Nicolas II. Un parlement ferait mieux l’affaire…
— Tu deviens de plus en plus outrageusement socialiste ?
— On doit vivre avec son temps, dit Volodia. Ce n’est pas pour rien que les professeurs d’Université, les avocats, les hommes de lettres, les ingénieurs, indignés par le dimanche rouge, ont formé des unions pour réclamer une Constitution libérale.
Il regarda Eugénie d’une manière significative :
— Malinoff a signé, avec vingt-cinq autres écrivains, une pétition demandant la cessation de la guerre et la convocation d’une assemblée élue au suffrage universel.
— Oh ! dit Eugénie en rougissant, Malinoff est un poète.
— Eh bien, vivent les poètes, puisque les militaires et les ministres ne savent plus nous gouverner !
Michel marchait d’un bout à l’autre de la pièce, les mains derrière le dos, la tête basse. Il s’arrêta tout à coup et dit avec une espèce de rage :
— Oui, oui, il faut finir la guerre. Mais pas pour accorder les réformes que demande une clique d’intellectuels chevelus. Pas pour jeter au peuple des libertés qu’il n’est nullement prêt à recevoir. Pas pour se lancer dans la démagogie…
— Et pourquoi donc ? demanda Volodia avec un sourire ironique.
— Pour rétablir l’ordre. À coups de cravache. Une fois l’ordre rétabli, on pourra discuter…
Michel appliqua un coup de poing sur la table :
— Mais, bougre d’imbécile, ne comprends-tu donc pas qu’en applaudissant aux initiatives des socialistes tu fais le jeu des révolutionnaires ? Tu donnes tes clefs à ceux qui pilleront ta maison. Tu encourages ceux qui creuseront ta fosse.
Volodia poussa un sifflement admiratif.
— Ton éloquence, dit-il, est celle d’un zélateur du dimanche rouge. Je m’excuse de ne pouvoir te suivre sur ce terrain.
Michel s’épongea le front et revint à sa table. Habituée à la réserve un peu monotone de son mari, Tania était inquiète de le voir dans cet état d’exaspération. Sans doute, pour que Michel se départît de son calme coutumier, les événements étaient-ils plus graves qu’elle ne l’imaginait elle-même. Elle demanda prudemment :
— Tu prévois quelque chose ?
— Non, dit Michel, simplement je hais ces bavards qui haranguent la foule au coin des rues et se mêlent de bâtir une Russie nouvelle, alors que l’étranger envie notre force et notre richesse.
— Notre force ? dit Volodia. Nous avons prouvé, en Mandchourie, qu’elle n’était pas indestructible. Notre richesse ? Les lois actuelles en font profiter un groupe dans la misère.
— Il me semble, dit Michel, que tu fais partie de ce groupe de privilégiés.
— Oh ! dit Volodia, je ne tiens pas tellement à l’argent.
— Ah ! non ? s’écria Michel. Mais que ferais-tu sans argent, je te le demande ? Tu es paresseux. Tu ne sais pas nouer un lacet de chaussure. Tu gâches ta vie à courir après les jupons. Et tu oses parler de travail, d’égalité, de pauvreté, de…
Il se tut parce que l’huissier frappait à la porte du bureau.
— Qu’est-ce que c’est ? demanda Michel.
— Un télégramme, dit l’homme.
Et il entra dans la pièce, tenant un plateau d’argent à la main.
Michel décacheta la dépêche, la lut rapidement et devint très pâle.
— Qu’y a-t-il encore ? dit Tania en se levant d’un mouvement vif.
— Un télégramme de tes parents, dit Michel. Akim est grièvement blessé.
CHAPITRE XVI
Le matin du 1er janvier 1905, deux cosaques, des avant-gardes découvrirent le sous-lieutenant Arapoff qui gisait, inanimé, dans la neige. Ils le transportèrent au poste de secours, d’où il fut dirigé, séance tenante, sur un hôpital militaire de Moukden. La blessure d’Akim était grave, mais non mortelle. La balle avait pénétré de biais dans le dos et fracassé une côte. Le poumon était à peine déchiré par le projectile. La plaie était saine. Mais Akim avait perdu beaucoup de sang. Ce fut sur la table d’opération qu’il reprit connaissance. Ayant reçu les premiers soins, il fut évacué sur Kharbine, puis sur Irkoutsk, par le train blanc de l’impératrice Alexandra. D’Irkoutsk, où il demeura en traitement pendant quelques semaines, on l’expédia en Russie, jusqu’à guérison complète. À Saint-Pétersbourg, après un nouvel examen médical et la régularisation de ses papiers, Akim obtint une permission de convalescence de longue durée.