Le 15 mars 1905, il s’installa enfin chez ses parents, dans la vieille maison d’Ekaterinodar qu’il avait tant de fois évoquée en rêve. Tania, aussitôt avertie, voulut prendre le train pour aller embrasser son frère. Mais le docteur de la famille lui interdit formellement de se déplacer. Lioubov promit sa visite pour la fin du mois. Et la lettre adressée à Nicolas resta sans réponse.
Cependant, Constantin Kirillovitch Arapoff et sa femme goûtaient une joie sans réserve. La demeure, aux grandes pièces condamnées, aux longs couloirs froids et silencieux, aux miroirs vides, reprenait vie pour le retour d’Akim. Les domestiques s’affairaient à l’office. On chauffait les poêles, au risque de les faire éclater. La cuisinière rouge, essoufflée, se balançait devant ses fourneaux. Les commissionnaires vidaient leurs sacs de provisions sur la table en bois blanc. Des bouquets de fleurs garnissaient tous les vases.
Le docteur avait ordonné qu’Akim fît de la chaise longue au moins cinq heures par jour. Il y eut des chaises longues dans toutes les pièces de la maison. Comme ça, il pouvait choisir. Aux heures de sieste, on eût entendu voler une mouche. Les gens se taisaient, marchaient sur la pointe des pieds, avec des faces graves. Mais, lorsqu’Akim se réveillait et sonnait pour un verre de thé, un branle-bas général secouait le logis. Des portes claquaient. Des visages rieurs passaient d’une chambre à l’autre.
— Il est réveillé !…
— Il a demandé du thé !…
— Donnez-lui aussi de la confiture de groseille !…
— Et quelques craquelins !…
— Et un pot de crème !…
La femme de chambre apportait le goûter du jeune maître sur un plateau. Zénaïde Vassilievna la suivait. Elle ne pouvait se rassasier de contempler son fils. Tandis qu’il buvait son thé, elle s’asseyait auprès de lui et lui touchait la main, de temps en temps, comme pour bien contrôler sa présence. Elle avait recueilli son cher enfant blessé par les hommes. Elle allait le garder, le guérir, lui donner la vie une seconde fois. Nourrir, soigner, consoler, réchauffer, recoudre, apaiser, bercer, endormir, tel était son rôle depuis de longues années, et elle s’en trouvait bien. Plus tard, Akim la quitterait de nouveau, pour se mêler à la folie du monde. Que n’était-il médecin comme son père, ou commerçant comme Michel, ou architecte, ou fonctionnaire ?… Elle s’était toujours opposée à ce qu’il choisît la carrière des armes. Mais il l’avait exigé, contre toute raison. Et, contre toute raison, il était parti pour la guerre.
Lorsqu’elle songeait aux angoisses de son fils blessé, perdu en pleine neige, elle se sentait mourir, elle-même, dans le froid. Elle l’interrogeait :
— Mais comment se fait-il qu’ils ne t’aient pas découvert plus tôt ? Combien de temps es-tu resté sans soins ? Et qu’est devenu ce Namikaï dont tu m’as parlé ? Et ce Troubatchoff ?
Elle voulait tout savoir, pour le rejoindre exactement dans la souffrance. Il lui semblait qu’elle ne serait pas quitte envers Akim tant qu’elle ignorerait encore un seul détail de son martyre. Quand il recommençait, en souriant, le récit de ses peines, elle observait son visage amaigri, ses mains pâles, les mouvements de sa bouche, avec une sorte de ravissement affamé. Akim était un peu gêné par l’adoration que lui témoignait sa mère. Il avait peur de déchoir en quêtant son attention, en acceptant ses caresses. Certes, l’envie le prenait parfois de jouer au petit garçon qu’on dorlote. Mais il se raidissait alors contre cette lâcheté, refusait de la crème, réclamait du tabac pour sa pipe, jurait en militaire et riait des mines offusquées de Zénaïde Vassilievna. Il affectait même de considérer que sa blessure était une bagatelle et que, d’ici quelques semaines, il pourrait repartir pour le front. Troubatchoff lui avait écrit de Moukden deux courtes lettres où perçaient une fatigue, une angoisse navrantes : Beaucoup de nos amis sont morts… On te regrette… Les nouveaux ne valent pas les anciens… Une troisième lettre annonçait la défaite de Moukden en ces termes : On dit qu’il y a eu 65 000 blessés, 20 000 tués. Tout le 5e régiment de Sibérie a été anéanti. C’est atroce. Et, cependant, il faut continuer la guerre. On ne peut plus s’arrêter. Pour ma part, ce sera un miracle si j’en reviens. Je le sais. J’y suis prêt. Dieu, que c’est bête !
Enfin, par un officier permissionnaire, de passage à Ekaterinodar, Akim apprit que Troubatchoff avait été fait prisonnier par les Japonais au cours d’une patrouille. Ces mauvaises nouvelles attristaient Akim, mais n’étaient pas de taille à le décourager. Il aimait son métier. Il était né pour servir. Et il parlait de la guerre avec une sécheresse avertie de stratège. Tous les efforts de Zénaïde Vassilievna pour obtenir de lui quelques précisions pittoresques sur les paysages qu’il avait traversés, les mœurs des paysans mandchous ou la vie des officiers au bivouac, demeurèrent sans résultat.
— Je ne sais pas décrire, moi, disait-il. Il y a de la neige. On vit dans des zemliankas. On fait le coup de feu. Les Chinois sont des voleurs. Et leur vodka ne vaut rien. Tu es contente ?
— Mais comment sont leurs maisons ?
— En papier !
— Et… et les femmes ?
— Elles sont laides.
Zénaïde Vassilievna soupirait en hochant la tête :
— Je suis sûre que tu me caches quelque chose.
Avec son père, toutefois, Akim se montrait plus loquace.
À peine rentré de sa tournée à l’hôpital, Constantin Kirillovitch se précipitait dans la chambre de son fils en criant :
— Me voilà ! Comment se porte le héros du jour ?
— Ne crie pas si fort, Constantin, disait Zénaïde Vassilievna.
— Pourquoi ? Il y a des malades ?
Suivant son habitude, Constantin Kirillovitch s’efforçait de paraître gaillard et désinvolte en présence de son fils. Son rôle de chef de famille l’obligeait à maintenir dans la maison une atmosphère de gaieté. La tâche n’était pas toujours facile. Mais les résultats étaient bons. Et puis, à l’égard d’un garçon aussi rude qu’Akim, une autre attitude eût été déplacée. Ainsi, le père et le fils s’astreignaient-ils à jouer l’un devant l’autre une sorte de comédie héroïque.