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— Pourquoi vous battez-vous ? Pourquoi versez-vous votre sang ?

— Pour le tsar, dit Akim.

— C’est bien ce que je vous reproche, dit Volodia. Que de force, que de confiance, que d’intelligence gaspillées !

— Comment gaspillées ? Les Japonais sont nos ennemis. Notre devoir est de tout sacrifier pour les abattre.

— Qui vous a dit qu’ils étaient nos ennemis ?

— Tout le pays le sait. Le tsar l’a proclamé…

— Vous dites le pays, et vous dites le tsar. Les Japonais sont peut-être les ennemis du tsar, mais sûrement pas les ennemis du pays.

— Le tsar et le pays ne font qu’un !

Volodia sourit d’un air sarcastique et demanda :

— Avez-vous entendu parler d’un certain 9 janvier 1905 ?

— Oui…

— Le tsar a fait tirer sur le peuple, sur le pays…

— Des révolutionnaires, des canailles achetées par les Japonais !…

— Des hommes, mon cher Akim. Des hommes, des femmes, des enfants…

Akim baissa la tête et la releva aussitôt d’un mouvement brusque.

— Je ne me permets pas de critiquer les ordres du tsar, dit-il. Et je ne permettrai à personne de le faire en ma présence. Je suis un officier.

— Comme c’est commode ! dit Volodia. Quand le doute vous assaille : « Je suis un officier… » Quand la tentation vous taquine : « Je suis un officier… »

— Oui, dit Akim, et, quand il s’agit de mourir, aussi : « Je suis un officier. » Vous avez compris ?

— Je vous aime bien, Akim, dit Volodia, mais vous retardez de quelques siècles. Le peuple entier ne vit plus que dans l’espoir d’une Constitution. Et vous… vous parlez comme Michel. C’est tout dire !

— Et vous comme Nicolas, grogna Akim avec une moue de dégoût. Je ne sais ce qui est préférable !

Ce soir-là, Akim se coucha très tard. Sa mère, comme d’habitude, vint le bénir dans son lit. Zénaïde Vassilievna aimait par-dessus tout cette petite cérémonie nocturne. Lorsque Akim avait quitté son uniforme, lorsqu’il s’était allongé sous les couvertures, il devenait vulnérable et soumis, comme autrefois. Elle s’assit au chevet du lit et posa une main sur le front de son fils.

— C’est drôle, je pense souvent à Nicolas, dit Akim. Est-ce exact qu’il soit lié avec les révolutionnaires ?

— Oh ! dit Zénaïde Vassilievna en rougissant, n’exagérons pas. Sans doute, il est un peu à gauche… Tous les avocats sont un peu à gauche…

— Comment peut-il vivre dans ce fatras de paroles inutiles ? Comment peut-il conspirer contre l’armée, contre le tsar ? Tout compte fait, il vaut mieux qu’il ne soit pas venu !

— Christ soit avec toi ! s’écria Zénaïde Vassilievna. Tu parles de ton frère comme d’un ennemi. Tout ça parce qu’il a les idées un peu à l’envers. Tu es nerveux. Tu ne sais plus ce que tu dis. Il est temps que tu dormes.

— Oui, c’est préférable, dit Akim. Ainsi je réfléchirai moins.

Il ferma les yeux. Zénaïde Vassilievna prit une main d’Akim entre les siennes. Elle sentit, avec délices, que les doigts rudes s’abandonnaient, mollissaient dans ses paumes attentives. Le sommeil venait lentement, qui renversait les âges, déliait les conventions, rendait les hommes à leurs mères. Il était ce petit enfant qu’elle avait bercé, grondé, lavé, nourri, caressé jadis, et qui prétendait, aujourd’hui, pouvoir se passer d’elle. Mais elle savait bien qu’il mentait en affirmant cela. Même là-bas, il s’endormait veillé par son image. Et il l’avait appelée au secours, lorsqu’il mourait dans la neige. Zénaïde Vassilievna soupira de toute la poitrine. Comme elle était forte et consciente, lorsque son fils reposait auprès d’elle ! Comme ce jeune corps lui appartenait bien dès qu’il basculait dans le rêve !

Akim dormait avec une application ingénue, la tête tournée sur l’oreiller, la joue plate, l’orbite sombre, toute la chair enfoncée dans un massif de songes. Sa respiration était celle des premiers jours de la vie. Zénaïde Vassilievna le baisa au front, ébaucha le signe de la croix au-dessus de cette face pâle, éteignit les lampes. Le clair de lune tomba dans la pièce, bleu et pur, comme un morceau de ciel. Pour un peu, elle aurait pu croire qu’elle s’éloignait d’un berceau. Elle fit quelques pas, le cœur lourd de joie, les jambes faibles. Elle tremblait, comme si un miracle eût répondu à ses prières quotidiennes. Sur le seuil, elle murmura :

— Dors bien, Akimouchka.

Le silence qui lui répondit était celui d’une chambre d’enfant. Elle ferma la porte.

Après sa visite aux Arapoff, Volodia avait résolu de se rendre à Mikhaïlo pour saluer sa mère. En vérité, cette démarche ne représentait rien d’autre pour lui qu’une corvée raisonnable. L’idée de revoir Olga Lvovna qu’il n’aimait pas, et Kisiakoff dont il avait horreur, suffisait à lui gâcher sa soirée. Sans doute parlerait-on des comptes de tutelle. Il était impossible que la discussion ne devînt pas un peu vive et désagréable. Peut-être même serait-il obligé de dire à Olga Lvovna qu’elle se conduisait comme une sotte et une criminelle, qu’elle s’était laissé ruiner par un fourbe et avait dilapidé sans scrupule la part d’héritage destinée à son fils. Quant à Kisiakoff, s’il tentait d’intervenir, il faudrait le remettre à sa place, lui crier des injures, le gifler. Tout cela était bien ennuyeux. Volodia exécrait les querelles d’argent. Pourquoi donc allait-il au-devant de ces déconvenues ? Par respect de la tradition ? Un fils ne peut passer par la ville où habite sa mère sans courir l’embrasser avant de reprendre le train. Quelle bêtise !

Volodia était furieux contre cet obscur besoin qui subsistait en lui d’obéir à la loi commune. Dans le fiacre qui l’emmenait vers Mikhaïlo, il souhaitait violemment que sa mère et Kisiakoff fussent absents de la maison. La nuit était déjà venue. Les rues d’Ekaterinodar étaient calmes, avec des réverbères mélancoliques dont le reflet s’allongeait dans les flaques de boue. Çà et là, des promeneurs se hâtaient, et on entendait claquer leurs galoches. Tout à coup, Volodia éprouva un petit choc au ventre. La voiture passait devant son ancienne demeure. Il cria au cocher :

— Arrête-toi !

Longtemps, il regarda cette façade familière qui avait protégé son enfance, et derrière laquelle, aujourd’hui, vivaient des étrangers. Olga Lvovna avait tout vendu, les pierres, les meubles, les souvenirs, pour subvenir aux besoins de son amant barbu. Volodia fit une moue de dégoût. Une tristesse très douce lui serrait la gorge. Derrière les fenêtres allumées, il entendit le son grêle d’un piano. Autrefois, quand il était tout petit, sa mère lui jouait du piano, avant de le renvoyer dans sa chambre. Et elle chantait. Comment était-ce déjà ?

Moineau, moineau, d’où viens-tu ?

De la Fontanka où jai bu,

 jai bu de la vodka,

Tant que la tête me tourna

Les sons du piano ensorcelaient la rue entière. Les becs de gaz devenaient attentifs. Le cheval du fiacre baissait la tête. Volodia répéta stupidement, à voix lente :

Moineaumoineaudoù viens-tu ?