Dans la chambre, les femmes parlaient encore, préparaient la mort et la vie, chacune pour son compte. Dieu triomphait selon une loi séculaire. Et ce triomphe épouvantait Kisiakoff. Car il mourrait un jour, comme cette femme, sans rémission et sans miracles… La vision de cette chute soulevait en lui une panique instinctive, hideuse, le hérissait comme un animal au seuil de l’abattoir. Il se rencoignait dans son petit angle de vie, il se cramponnait à la frêle corniche des jours. Combien de pas avait-il encore le droit de faire ? Dix, vingt, trente-cinq, ou un seul, un tout petit, le dernier ? Et, pour l’accompagner au cours de ce voyage, pour le distraire, pour le nourrir, pour le griser, on lui offrait la fille Nastassia, des cornichons, de la vodka. Oh ! quelle farce inexorable Dieu proposait aux hommes ! Comme il se moquait d’eux ! « Amuse-toi de moi. Jongle avec ma tête. Sers-toi de moi comme d’un jouet. Mais laisse-moi vivre ! » Tout valait mieux que cette démission. Car, après, il n’y avait rien. Que les imbéciles fussent bercés par des récits de vie éternelle, c’était leur affaire. Mais lui voyait juste. Lui seul. Le noir. L’absence. Rien d’autre. N’était-il pas assez exceptionnel, assez indispensable, pour que Dieu le retînt au bord du trou, par la manche ? « Hep, reste là, toi. Tu m’intéresses. » Oui, mais comment savoir ? Le troupeau, qu’il croyait avoir dépassé, le rejoint, l’entoure, et trotte autour de lui du même pas égal. Des hommes, des femmes, des enfants, Olga Lvovna, Nastassia, Ionytch, le docteur. Et, là-haut, Dieu regarde passer les saisons, les générations, les espèces. Distinguerait-il le dénommé Kisiakoff ? Au trot ! Au trot ! Une herbe par-ci, un chardon par-là. Un coup de langue à la flaque fraîche. Le dénommé Kisiakoff hausse la tête, tend les bras pour qu’on le remarque ! Au trot ! Au trot ! Il voudrait une exemption. Qu’on le tire de la foule, qu’on l’isole et qu’on le traite selon son grand mérite ! Au trot ! Au trot ! C’est injuste ! C’est inique ! Il se plaindra. Il se plaint. Au trot ! Au trot ! Vers l’abattoir !
Accoté à la paroi du couloir, Kisiakoff écoutait cette galopade humaine déchaînée à travers son crâne. Il ne souffrait presque plus. Il ne désirait rien. Épuisé, foulé, avili, il entendait monter, dans la pièce voisine un râle absurde qui semblait être le sien. La porte s’ouvrit Nastassia parut sur le seuil, les yeux gonflés de larmes, le nez rouge. Quand il la vit, Kisiakoff se mit à hurler :
— Va-t’en au diable ! Je ne veux personne après elle !
Elle se précipita vers l’escalier, et, tandis qu’elle dévalait les vieilles marches de bois, il criait encore :
— Va-t’en ! Va-t’en !
Puis, il courut derrière elle. Dans la cour, il la rattrapa. Elle haletait. Kisiakoff approcha son visage de cette face jeune, saine, pleine de sang. Après les menaces de mort, il ne pouvait se rassasier de flairer sur elle l’odeur de la bête vivante. Nastassia le regardait avec effroi, la bouche ouverte, la prunelle claire. Kisiakoff la repoussa enfin, secoua la tête :
— Plus tard, plus tard, dit-il. Quand nous l’aurons enterrée.
Et des larmes coulaient de ses yeux sur ses joues, sur sa barbe noire et grise.
Volodia n’arriva à Mikhaïlo qu’au matin du jour fixé pour les funérailles. Il se préparait à une tristesse grave, mais la vue de sa mère, couchée dans le cercueil, entre les cierges allumés, dans la fumée bleue de l’encens, le laissa parfaitement insensible. Il l’avait quittée depuis trop longtemps, et depuis trop longtemps jugée, pour éprouver le moindre chagrin à l’idée de sa perte. Pendant la cérémonie, à l’église, il s’étonna d’entendre pleurnicher des femmes qui étaient les servantes d’Olga Lvovna. Kisiakoff se mouchait bruyamment entre deux signes de croix. Près de lui, une jolie fille à la poitrine avantageuse, aux hanches fortes, sanglotait à gros bouillons. Volodia demanda à son voisin le nom de cette jeune personne.
— C’est Nastassia, la nouvelle…
Volodia se mordit les lèvres pour ne pas rire. Le petit cierge qu’il tenait à la main laissait couler sur ses doigts une cire chaude et jaunâtre. Ses jambes s’engourdissaient. La fatigue d’un long voyage lui serrait les tempes. Après l’office religieux à l’église, il y eut une courte messe, devant la fosse, en plein vent. Le chœur chanta un Requiem retentissant. Le prêtre aspergea le cercueil d’eau bénite. Un acteur d’Ekaterinodar, mandé par Kisiakoff, récita un poème, où il était question de fleurs coupées et de vases remplis de larmes. Lorsque les fossoyeurs commencèrent à jeter les premières pelletées de terre, Kisiakoff se tourna vers Volodia, le prit à bras-le-corps, l’embrassa et gémit :
— Deux orphelins l’un en face de l’autre !
Ils rentrèrent ensemble à la maison. Chemin faisant, Kisiakoff expliqua à Volodia qu’Olga Lvovna ne laissait aucune fortune, que le domaine était sa propriété à lui, Kisiakoff, et que, pour la bonne règle, il fallait signer un certain nombre de lettres constatant cet état de choses. Volodia refusa de signer les lettres avant d’avoir consulté un avocat, ce qui fit rire Kisiakoff aux larmes.
— Il se méfie de moi ! De moi ! disait-il.
Puis, il offrit à Volodia de prendre le thé en sa compagnie. Mais Volodia avait retenu une chambre à Ekaterinodar et ordonna d’atteler sa calèche.
— Revenez me voir, dit Kisiakoff. Je suis si seul ! La vie est finie pour moi.
Il portait un costume noir étriqué, couvert de taches. Un panama au ruban noir coiffait son crâne volumineux, Volodia éprouvait, à le regarder, une pitié mêlée de haine.
— Si vous revenez, reprit Kisiakoff, je vous préparerai des souvenirs de votre maman…
En disant ces mots, il soupira et se signa le ventre,
— Va donc ! cria Volodia au cocher.
La calèche s’ébranla, passa le porche et s’engagea sur la route aux ornières sèches.
CHAPITRE XI
Le lendemain de son arrivée à Ekaterinodar, Volodia se rendit à la succursale des Comptoirs Danoff. En tant que chef du département publicitaire, il voulait signaler son passage au directeur local et lui demander s’il n’avait pas de commissions pour le siège de Moscou. Le directeur local fut flatté par la visite de Volodia et le promena pendant toute une matinée de rayon en rayon, de réserve en réserve. Volodia n’entendait rien, ni à la qualité de la marchandise, ni aux conditions de la vente, mais il prit un air intéressé, complimenta le directeur sur sa gestion, et nota quelques chiffres dans un calepin de maroquin vert olive. Selon ses prévisions, il lui fallut déjeuner chez le directeur et, pendant tout le repas, qui fut long et copieux, le directeur et sa femme lui parlèrent de madapolam, de percale et de drap de troupe. Il était cinq heures, lorsque Volodia, lesté de viandes, de vins, de liqueurs et de sucreries, put se soustraire enfin à l’hospitalité de ce couple bavard. Aussitôt, il loua un fiacre et se fit conduire chez les Arapoff.