En chemin, il étudiait avec émotion le nouvel aspect de la ville. Les façades de son enfance, les feuillages de son enfance, le regardaient passer de toute leur hauteur. Des légendes se corrigeaient et s’ordonnaient à chaque tournant de rue. Pourtant, l’âme de la cité demeurait intacte, et Volodia était enchanté de cette permanence qui le rajeunissait à son insu.
En approchant du pavillon des Arapoff, il éprouva un serrement de cœur à l’idée que cette bâtisse vétuste, jadis pleine de filles et de garçons rieurs, n’abritait plus aujourd’hui que deux vieillards nourris de souvenirs et de tristes manies. Il reconnut, avec une terreur sacrée, le porche harnaché de lilas et la sonnette rouillée, dont le timbre, autrefois, déchaînait un hurlement de triomphe :
— Volodia est arrivé ! Volodia est arrivé !
Nulle voix d’enfant ne saluerait plus son entrée dans la maison des Arapoff. Déjà, un jeune concierge borgne, qu’il n’avait jamais vu, lui ouvrait la porte et le conduisait par un chemin caillouteux vers le perron. À gauche, était la grande cour où il faisait bon jouer au cirque. À droite, le petit jardin, où, naguère, les parents buvaient du thé et mangeaient des pastèques sous un parasol à longues franges multicolores. Dans le salon aux volets clos, régnait l’immuable odeur de l’encaustique et de la moisissure. Les silhouettes, découpées dans du papier noir, et serties dans des cadres ovales, ornaient toujours les murs, dominées par le portrait du fameux grand-oncle qui avait fréquenté le poète Joukovsky. Et, sur le siège de la bergère bouton d’or où, si souvent, Volodia et Tania s’étaient installés côte à côte, trônait encore l’affreux coussin de velours, que Zénaïde Vassilievna avait décoré d’une broderie représentant trois oiseaux verts perchés sur trois sapins rouges. Volodia caressa du bout des doigts, machinalement, l’étoffe du coussin. Avant de se retirer, le portier considéra d’un œil soupçonneux ce visiteur qui souriait bêtement en regardant les meubles. Bientôt, une femme de chambre qui, elle aussi, paraissait nouvelle dans la maison, vint annoncer à Volodia que monsieur et madame ne rentreraient pas avant huit heures du soir.
— Ils sont dans leur jardin, hors de la ville, dit-elle.
— Le jardin aux roses ? demanda Volodia.
— Oui. Monsieur connaît ?
Volodia éclata de rire :
— Et comment ! Et comment !
Une joie inattendue, incompréhensible, débordait son cœur. Il se précipita dans la rue et fut heureux de retrouver son fiacre qui attendait devant la grille.
— À la roseraie ! dit-il.
— Où ça ?
— Je te montrerai le chemin…
En cours de route, il offrit au cocher un pourboire double s’il consentait à rouler plus vite. Lorsque la voiture eut dépassé les faubourgs et se fut engagée sur la grande chaussée poudreuse qui divisait les champs, Volodia se mit à chanter au rythme des grelots. Une impatience fébrile le possédait, qui augmentait à chaque tour de roue. En même temps, il savait qu’il serait déçu. Comme la calèche tournait devant une petite église rustique à coupole verte, il se souvint de Svétlana et de la promesse qu’il lui avait faite. Svétlana ! Il l’avait un peu oubliée, au cours de ce voyage hâtif. Certes, les circonstances l’avaient empêché de tenir ses engagements. Mais, eût-il trouvé sa mère vivante, qu’il ne se fût pas hasardé à lui parler de mariage. Sa décision était irrévocable. Il vivrait avec Svétlana, mais ne l’épouserait pas. Elle finirait bien par accepter son bonheur dans cette situation irrégulière mais confortable. Elle ferait comme les autres. Elle s’habituerait. Un moment, il s’attendrit à la pensée de cette jeune femme qui l’attendait à Moscou, larmoyante amoureuse, pensive. Il l’imagina, rêvant toute seule, dans sa petite chambre, devant la photographie d’Olga Lvovna. Que d’espoirs absurdes hantaient ce joli front ! Et comme il serait pénible et délicieux de les détruire ! Parfois, il avait honte de l’avoir séduite. Mais elle aurait pu tomber plus mal encore : un Prychkine, un Kisiakoff…
Il fit la moue :
« Quelle horreur ! »
Les chevaux quittèrent la grand-route pour suivre un chemin cahoteux. La calèche tressautait sur de pauvres ressorts. Et ces secousses inégales dérangeaient Volodia dans ses méditations. Il se cala contre les coussins de la banquette et renversa le visage vers un ciel bleu et brûlant. De nouveau, l’image de la jeune femme dansa devant ses yeux éblouis. Mais, tout à coup, il lui parut étrange de songer à Svétlana dans ce décor où il avait si longtemps vécu sans la connaître. Elle n’était pas chez elle parmi tant de souvenirs anciens. Cette contrée était vouée à d’autres fantômes. Tania, Lioubov, Nina, gamines aux longs cheveux, aux joues fraîches, à la voix pure, régnaient encore sans partage sur la terre de leurs premiers jeux. Leurs noms familiers passaient dans l’haleine du vent. En ces lieux consacrés, elles seules méritaient l’hommage d’une pensée. Volodia ferma les paupières, comme pour mieux rappeler à lui les restes de cette jeunesse trop rapidement envolée. Lorsqu’il les rouvrit, des lotissements défilaient devant la calèche.
— Arrête-toi là, dit Volodia en touchant de la main l’épaule du cocher.
Ayant payé la course, il s’avança, le cœur faible, vers la barrière de pieux disjoints qui limitait le jardin aux roses, poussa un portillon, écouta le grincement amical des charnières de cuir. Devant lui, s’ouvrait le sentier exact dont sa mémoire avait conservé le dessin. Il foulait l’endroit même où, quelque dix-sept ans plus tôt, Michel l’avait frappé au visage, jeté à terre, pour l’amour de Tania. Le souvenir de cette dispute brutale indisposait Volodia, lui donnait du chagrin et de la honte. D’un pas résolu, il franchit la frontière idéale du combat. Maintenant, il marchait entre deux haies de roses, anxieux, impatient, comme si vraiment, dans la hutte aux nattes de paille, une jeune fille blonde eût encore attendu son retour. Comme si la Tania d’autrefois, légère, espiègle, ensoleillée, allait surgir dans le bourdonnement des abeilles et lui tendre les mains. Non, rien n’avait changé dans le monde des choses. Hors des vagues du temps, émergeaient les arbres fruitiers, les vignes épaisses et la cabane en poutres grises, toiturée de joncs tressés et roussis. Volodia eut envie, contre toute raison, de prononcer le nom de Tania au seuil de cette retraite enchantée. Il murmura pour lui-même intérieurement :
— Tania !
Un homme et une femme parurent devant lui. Volodia n’avait pas revu Constantin Kirillovitch et Zénaïde Vassilievna depuis le jour lointain où ils étaient venus à Moscou, pour fêter la naissance de leur premier petit-fils. C’était en 1905. Huit ans avaient passés. Et ces huit années avaient suffi pour transformer les parents de Tania en un couple de très vieilles gens. Constantin Kirillovitch s’était voûté, affaissé. Sa barbe était toute blanche, avec des reflets roux. Il clignait des yeux derrière ses lunettes à monture dorée. Auprès de lui, une dame âgée, très grasse, très rose, très ridée, Zénaïde Vassilievna, ouvrait les bras et criait drôlement :
— Volodia ! Volodia est arrivé !