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Ahuri, Volodia se laissa embrasser, entraîner dans la cabane et pousser sur le divan bas. Constantin Kirillovitch se frottait les mains :

— Quelle surprise ! Quelle joie ! À vrai dire, nous t’attendions un peu ! Lorsque nous avons su la triste nouvelle…

— Ne parlons pas de cela, dit Volodia. Il y avait trop longtemps que j’avais rompu avec ma mère pour prétendre éprouver le moindre chagrin aujourd’hui…

— Quand même ! Quand même ! soupirait Zénaïde Vassilievna. Elle n’avait pas l’âge.

En même temps, elle tournait le robinet du samovar, et une bonne odeur de thé chaud se mêlait au parfum des roses.

— Et maintenant, raconte, dit Constantin Kirillovitch en allumant une pipe à fourneau d’écume.

— Non, dit Zénaïde Vassilievna. Qu’il mange d’abord.

— Mais je n’ai pas faim, dit Volodia.

— Ce n’est pas une raison…

Des tartines de miel et de confiture, des assiettes de fruits et de gâteaux secs garnirent instantanément la table.

Les guêpes, affolées, tournaient autour des sucreries, et Zénaïde Vassilievna les chassait avec son mouchoir.

— Tfou ! Tfou ! Allez-vous-en, gourmandes !…

— Alors ? Que deviennent-ils ? dit Constantin Kirillovitch.

Consciencieusement, Volodia répondit à l’interrogatoire. Michel était un homme d’affaires exceptionnel, dont un juste succès couronnait les efforts. Tania était plus belle que jamais et s’entendait bien avec son mari. Les enfants étaient en bonne santé, et il n’y en avait pas de mieux élevés sur terre.

— Et Nicolas ? demanda Zénaïde Vassilievna d’une voix tremblante.

— Aucune nouvelle, dit Volodia en pelant une pêche. Je sais qu’il se mêle de politique. Il est toujours socialisant. Très socialisant. À part ça, il bricole. Michel m’a parlé d’une affaire de papeterie…

— Tout cela n’est pas sérieux, dit Constantin Kirillovitch, et il fronça les sourcils.

— Tout de même, il ne fait rien de mal, murmura Zénaïde Vassilievna. C’est l’essentiel.

Constantin Kirillovitch souffla un jet de fumée bleue vers le plafond, allongea ses jambes et dit :

— Rien de mal ? Peut-être. Mais il m’est pénible de penser que, par ses paroles et par ses actes, il complote contre la sûreté de l’État. J’ai toujours vécu dans l’amour du tsar, de l’Église, de la patrie. Et je ne crois pas être un malhonnête homme. Mais voici que des galopins prétendent nous expliquer que nous avons eu tort. À les entendre, pendant trois siècles, les Romanoff ne se sont occupés que d’enrichir des courtisans et d’affamer les campagnes. On se demande, vraiment, qui a fait la Russie ! En tout cas, je préfère être gouverné par un tsar que par mon fils ! Tout vaut mieux qu’une révolution ! Tout ! Tout ! Tout !

— Qui parle de révolution ? dit Volodia. Nos socialistes ne veulent pas la révolution, mais l’évolution. À l’heure qu’il est, un grand nombre de gens riches et respectables penchent vers le socialisme. Et je dois dire que, sans être tout à fait des leurs, je les comprends…

— Moi pas, dit Constantin Kirillovitch avec rudesse. Sans doute suis-je trop vieux.

Il se tut et tira furieusement sur sa pipe. Zénaïde Vassilievna l’observait avec tristesse :

— Tu te mets en colère, Constantin… Et pour des choses qui ne nous regardent pas… Qu’ils la fassent leur révolution, si cela leur fait plaisir… Nous ne serons plus là pour la voir…

Constantin Kirillovitch changea sa pipe de côté et grogna :

— Si tout le monde raisonnait comme toi, les voyous de la Doubinka seraient déjà installés au palais du gouverneur.

Zénaïde Vassilievna baissa le nez dans son assiette et ses lèvres frémirent.

— Parle-nous plutôt de Lioubov, dit Constantin Kirillovitch. Depuis qu’elle a épousé ce Prychkine, elle ne nous écrit plus.

Volodia donna les dernières nouvelles. Son ami, Ruben Sopianoff, était entré en relations avec Prychkine pour fonder un théâtre, à Moscou. Michel, sur les instances de Tania, avait avancé une partie des fonds, Ruben Sopianoff garantissait le reste. On cherchait un local. Dans quelques mois, si tout marchait bien, Prychkine et Lioubov s’installeraient à Moscou pour préparer le premier spectacle.

— Nicolas révolutionnaire, Lioubov sur les planches, dit Constantin Kirillovitch. Quelle famille !

— Tu oublies Akim, Tania, Nina, dit Zénaïde Vassilievna.

Et elle ajouta, d’un air honteux :

— Dis-moi donc, Volodia, comment s’appellera le théâtre ?

— La Sauterelle.

— Quelles pièces y jouera-t-on ?

— Le spectacle, à ce qu’on m’a dit, se composera de petits tableaux comiques ou lyriques, présentés par un conférencier. C’est un genre nouveau. En France même, on n’a jamais rien tenté de semblable.

— Et nous ne verrons pas ça, dit Zénaïde Vassilievna Voilà ce que c’est, la province.

— J’aime mieux ne pas assister au scandale, dit Constantin Kirillovitch. À mon âge, je ne supporterais pas la vue de ma fille, court vêtue, enfarinée et débitant des fadaises...

— Tu ne parlais pas ainsi des actrices, il y a quelques années, dit Zénaïde Vassilievna en le menaçant du doigt.

Il se mit à rire et lui baisa la main :

— C’est si loin, ma chère ! Ai-je vraiment aimé quelqu’un d’autre que toi ?

Tout à coup, il avait rajeuni. Son regard était clair, joyeux. Zénaïde Vassilievna hocha la tête :

— Oh ! vous autres, les hommes, comment vous croire.

Visiblement, elle admirait son mari et le croyait encore capable d’une dernière folie. Constantin Kirillovitch cueillit une rose dans un vase, la respira, la glissa dans la boutonnière de son veston.

— N’est-ce pas qu’elles sont belles, mes roses ? dit-il.

— Uniques, dit Volodia. C’est toujours votre jardinier, Igor Karpovitch, qui vous aide dans vos travaux ?

— Non, il est mort, dit Zénaïde Vassilievna. Tout doucement. Un matin, on l’a trouvé couché dans sa cabane. C’était fini.

— Et les cailloux blancs ?

— Ils sont encore là. Le nouveau jardinier a voulu les jeter. Mais je ne l’ai pas permis. Pourquoi faire de la peine à l’âme d’Igor Karpovitch ? Ce n’est pas encombrant, des cailloux blancs. Ça ne gêne personne. Voilà… La roue tourne. Des gens meurent, d’autres naissent. Sais-tu que Nina attend un bébé ? Elle doit venir nous rejoindre avec son mari. Il faut te dire que Constantin Kirillovitch a pris sa retraite. C’est notre gendre qui le remplace à l’hôpital. Et, qui sait ? peut-être notre petit-fils remplacera-t-il notre gendre, quand il sera grand. Ainsi vont les jours. L’un après l’autre. Tous ces petits-enfants nous poussent vers la tombe avec leurs tendres mains…

— Vas-tu te taire ! s’écria Constantin Kirillovitch. À l’entendre, nous sommes déjà mûrs pour l’éternité. Est-ce ton avis, Volodia ?

— Ma foi, non ! dit Volodia. Je vous trouve à tous deux une mine rassurante.

— Ah ! Ah ! reprit Constantin Kirillovitch en bombant le torse. Tu vois, ma chère, je ne le lui fais pas dire. À propos, le colonel m’a raconté une anecdote que vous ne connaissez peut-être pas à Moscou. Il s’agit d’un hareng qui…

— Tu ne vas pas raconter ça devant moi, Constantin, dit Zénaïde Vassilievna.

— Je parlerai vite et tu baisseras les yeux. Donc, il s’agit d’un hareng qu’un vieux Juif ramenait chez lui pour nourrir sa famille…

Volodia écoutait d’une oreille distraite. Depuis le début de cet entretien, une gêne, une pitié insidieuse l’empêchaient d’être tout à fait heureux. Entre cet homme et cette femme subitement vieillis, il éprouvait un dépaysement qui s’aggravait de minute en minute. Le temps avait si étrangement travaillé sur eux, que, tout en relâchant leurs tissus, tout en fanant leurs cheveux, il avait respecté leur identité foncière. Par moments, ils semblaient être leurs propres caricatures, traitées par un artiste maladroit. Volodia avait envie de laver ces rides, d’arracher ces perruques d’argent, pour retrouver le visage véritable des parents de Tania. S’ils avaient tant changé, était-il possible qu’il n’eût pas changé lui-même ? Instinctivement, il chercha du regard une glace, n’en découvrit pas et eut froid dans le dos.