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— Alors Isaac lui dit : « C’est ma femme qui a mangé l’arête. »

Volodia considérait avec stupeur ce vieillard qui riait, les joues roses, les yeux pleins de larmes, derrière ses lunettes à monture d’or.

— Elle est bonne, n’est-ce pas ? dit Constantin Kirillovitch.

— Excellente, dit Volodia.

Mais il dut s’imposer un effort pour sourire. L’image d’un autre Constantin Kirillovitch, au visage lisse, à la douce barbe châtaine, éclairait sa mémoire. Timidement, il demanda :

— Cela fait bien huit ans que nous ne nous sommes plus vus ?

— Huit ans, mon ange, dit Zénaïde Vassilievna, et, grâce à Dieu, nous voici tous en vie.

Le soleil filtrait à travers les paillasses du toit et allumait, sur le sol de terre battue, une infime poussière de débris de joncs, de cailloux écrasés et de graines. Au centre de la table, le samovar en cuivre rutilait, rond et lourd, avec sa théière perchée au sommet du tuyau. Par la baie largement ouverte sur le jardin, on apercevait les rosiers alignés côte à côte, un coin d’herbe tondue, les branches d’un arbre, un pan de ciel. De la steppe immense et sans âme, venait un roulement continu. On eût dit le murmure de la terre tournant lentement sur son axe. Une tristesse, une peur vague de l’infini envahissaient le cœur de Volodia.

— Tu resteras quelques jours, n’est-ce pas ? disait Constantin Kirillovitch. Et, bien entendu, tu logeras chez nous. Certes, la vie n’est pas drôle à Ekaterinodar pour un monsieur moscovite. Mais, quand même !… Oh ! la ville a changé. On a bâti des maisons, des usines. Il y a beaucoup d’ouvriers. Des fonctionnaires, aussi. Le Cercle s’est développé. Il s’est fondé une société amicale de photographes…

Il sourit modestement :

— J’en fais partie.

— Oui, dit Zénaïde Vassilievna, c’est sa nouvelle passion. Il photographie tout ce qui lui tombe sous la main. Des chats, des chiens, des objets, des personnes. Et il classe ses clichés. Dieu sait pourquoi ! Il a transformé ma réserve en cabinet noir.

— J’ai là mon appareil, dit Constantin Kirillovitch en s’animant d’une manière inattendue et puérile. C’est un double anastigmate, d’une précision remarquable. Je vais te photographier, Volodia… Si, si…

Volodia se laissa faire à contrecœur. Le soleil baissait. La brouette du jardinier grinça au fond du jardin. Des seaux tintèrent.

— Il est encore trop tôt pour arroser, Timothée, cria Constantin Kirillovitch.

— Toujours pressé de finir sa journée, ce Timothée, dit Zénaïde Vassilievna. Ce n’est pas comme Igor Karpovitch. Pauvre cher homme, avec ses cailloux blancs. Les meilleurs s’en vont. Les mauvais restent.

Volodia pensa à sa mère. Peut-être l’avait-il mal connue, mal aimée ? L’idée de cette injustice lui fut pénible.

— Comptes-tu intenter un procès contre Kisiakoff ? demanda Constantin Kirillovitch. Il a honteusement dépouillé ta mère…

— Je n’aime pas les procès, dit Volodia. Et puis, que gagnerais-je ? La propriété de Mikhaïlo ? De vieux meubles ? Il faudrait vendre tout cela…

Il hésita une seconde et ajouta :

— Ma mère aimait cet homme. N’ai-je pas le devoir de le laisser en paix ?

Les yeux de Zénaïde Vassilievna se mouillèrent de larmes.

— Un bon fils ! Tu es un bon fils ! murmura-t-elle.

Volodia songea qu’en effet il était un bon fils, et cette idée lui fut agréable. À plusieurs reprises, il s’était interrogé sur son caractère. Tantôt il se jugeait comme un monstre, et tantôt comme un noble cœur. Peut-être était-il les deux à la fois ? Ainsi, en ce qui concernait Kisiakoff, c’était par pure paresse qu’il renonçait à l’attaquer, mais la pensée du chagrin qu’un semblable procès eût infligé à sa mère n’était pas étrangère à sa décision. En vérité, il était prudent. Il n’y avait pas de cause, si grande fût-elle, pour laquelle il se sentît prêt à risquer sa vie ou même son confort. Au plus fort des passions, son esprit critique travaillait encore. Toujours, une part de son être se refusait, se glaçait, calculait les profits et les pertes. Se pouvait-il que tout le monde ne fût pas comme lui ? Constantin Kirillovitch, par exemple, que trouverait-on dans son cœur, si on le fouillait bien ? Des roses, des sourires de femmes, un appareil photographique ?

Un nuage passa. Le jardin devint triste, avec des roses opaques, des feuillages sans vie. Zénaïde Vassilievna repoussa sa tasse. Une cuiller tinta. Au loin, on entendait le bruit d’une calèche légère, le carillon joyeux des grelots.

— Les enfants arrivent, dit Constantin Kirillovitch.

Et il se leva péniblement, en s’appuyant des deux mains sur la table.

Bientôt, Mayoroff et Nina furent dans la cabane : Mayoroff, rose, bien en chair, l’œil humide, la moustache cirée, Nina très pâle, avec un petit ventre qu’elle dissimulait sous une écharpe de soie. De nouveau, il fallut que Volodia répondît à des questions disparates. Quelles étaient les amies de Tania ? Et l’auto des Danoff était-elle réellement une Mercedes ? Et le petit Boris ressemblait-il à son père, ou à sa mère ?

— Ah ! si j’avais pu le photographier ! disait Constantin Kirillovitch.

Nina souriait, absente, ahurie. Plus que jamais elle paraissait étrangère au monde des vivants. L’enfant même dont elle était enceinte ne l’intéressait pas. C’était Mayoroff qui en parlait, avec une abondance et une vanité grotesques.

— J’ai recommandé à Ninouche un régime que j’aimerais soumettre à votre assentiment, papa. Pas d’œufs, pas d’épices, pour ne pas fatiguer le foie. Mais des pommes de terre. J’ai remarqué que les pommes de terre évitent la constipation. Le soir, tilleul et camomille… Savez-vous que ses vomissements ont cessé ? Je m’y attendais un peu, grâce aux siestes matinales que je lui ai imposées. Ce n’est pas drôle, je le conçois, mais il faut penser à l’enfant ! Ah ! j’oubliais de vous dire que le toucher vaginal m’a amplement satisfait. Hier, j’ai écouté les battements du cœur de votre petit-fils : cent quarante à la minute. C’est idéal !

Nina baissa la tête. Constantin Kirillovitch tapotait l’épaule de son gendre.

— Il est plus docteur que moi, le bougre ! Quoi de neuf à l’hôpital ?

— Pas grand-chose. Un beau fibrome multilobulaire. Une méningite…

— Si vous changiez de sujet, mon doux ami, dit Zénaïde Vassilievna en faisant la moue. Nous sommes dans un jardin. L’air est pur… Les roses fleurissent. Et vous arrivez là avec votre fibrome !…

— Les fibromes sont une manifestation de la nature, comme les roses, dit Mayoroff avec un sourire mielleux.

Il était à gifler. Volodia se leva de table et offrit à Nina de l’accompagner pour visiter le jardin.

— Je peux ? demanda-t-elle d’une voix neutre.

— Certainement, ma Ninouche, dit Mayoroff. Mais marche lentement.

Volodia et Nina firent quelques pas dans l’allée. L’herbe sentait la ciguë. Des hirondelles se pourchassaient en criant dans le ciel.