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— Étes-vous heureuse ? demanda Volodia.

— Mais oui, dit-elle. Mon mari est très gentil. Et si travailleur ! On prétend qu’il est le meilleur médecin d’Ekaterinodar. Sûrement, il fera une belle carrière.

— Et votre carrière à vous, y songez-vous parfois ?

— Ma carrière ?

— Oui, votre vie.

— Oui ! dit-elle, à quoi bon ? Je vois passer les jours. J’existe. Cela suffit.

— Puis-je faire une commission de votre part à Tania ?

— Non… Ou plutôt, si… Dites-leur… dites-lui que je suis contente…

Elle plissa les lèvres. Volodia devina qu’un grand chagrin se cachait derrière ce visage fade au long nez, aux prunelles vagues. Il prit la main de Nina :

— Vous vous ennuyez ici. Il faudrait venir à Moscou pour quelques jours.

— Ah ! non ! s’écria-t-elle, effrayée.

Ses pommettes avaient rougi. Ses yeux étaient pleins de larmes. La voix de Mayoroff appelait au loin :

— Ninouche ! Ninouche ! Où êtes-vous ? Je suis sûr que tu marches trop vite ! Et après, nous aurons des complications.

— Il faut revenir, dit-elle. Je suis heureuse de vous avoir vu.

Volodia dîna chez les Arapoff, et on lui prépara un lit dans l’ancienne chambre de Tania. Il se coucha très tard, parce que ses hôtes n’étaient pas rassasiés de nouvelles. Comme il avait beaucoup bu et beaucoup mangé, il éprouvait de la peine à s’assoupir. Sa lampe de chevet éclairait le papier à fleurs des murs, une coiffeuse drapée de plumetis rose, des chaises roses, les rideaux roses de la fenêtre. Dans cette pièce rose, Tania avait dormi, rêvé, attendu le destin. Il l’imagina un instant, jeune fille pensive, vêtue d’une chemise longue et blanche, avec un bonnet de dentelles, pour le sommeil. Que de fois, sans doute, s’était-elle avancée vers la croisée ouverte pour regarder la nuit, respirer le jardin ? Au ciel semé d’étoiles, elle adressait alors les prières où revenait souvent le nom de Volodia. Aujourd’hui, elle avait oublié tout cela. Un autre l’avait séduite et contentée. Volodia se leva, s’approcha de la fenêtre. Par un dédoublement étrange il crut être, un instant, la jeune fille qu’il évoquait. Comme elle, il se pencha vers l’ombre bleue où frémissait le feuillage argenté des tilleuls. Comme elle, il aima et redouta cet adolescent volage et tendre qui s’appelait Volodia Bourine. Un doux vertige le saisit. Il aspira l’air frais et large, écouta les battements de son cœur qui faisaient vivre le monde. Puis il se dirigea à pas lents vers le lit ouvert, ce lit qui avait supporté le frêle fardeau de Tania, son corps jeune et mince, ses épaules étroites, sa tête pleine de songes. Il se coucha sur ce souvenir, sur cette empreinte, éteignit la lampe. Dans le silence obscur, il entendait, à l’étage au-dessous, deux voix familières qui parlaient encore. Les parents de Tania ne voulaient pas dormir. Volodia imagina aisément leur colloque : « Tu as entendu ce qu’il disait de Tania : elle a encore embelli ! – Et le petit Serge ! Comme j’aimerais le voir dans son costume marin ! – Crois-tu vraiment qu’ils viendront pour les fêtes de la Noël ? » Les voix se turent. Un meuble craqua. Une calèche passa dans la rue. Volodia se dit qu’il n’avait plus de parents, et cette idée, bizarrement, le rendit faible et affectueux. Il souhaita, pour lui aussi, une chambre, où deux petits vieux, unis dans un même amour, chuchoteraient son nom avant de s’assoupir. Mais nulle part on ne pensait à lui. Si, à Moscou, peut-être. Une demoiselle de compagnie. C’était tout. Brusquement, il n’eut plus envie de partir. Il resterait ici une semaine, quinze jours, à se griser de réminiscences faciles. À son retour, Svétlana serait plus aimable encore, car elle l’aurait longtemps attendu. Elle le consolerait. Il voulait être heureux, à tout prix. Le temps passait vite, il fallait se hâter de vivre. Déjà, cette journée au jardin n’était plus qu’une image parmi d’autres dans sa mémoire. Et, tandis qu’il pensait, sa pensée devenait souvenir. Un coup de vent brossa les tilleuls et, par la fenêtre ouverte, Volodia vit la grande masse des feuillages qui se creusait et se recomposait en mille reflets de lune. Il eut froid, remonta ses couvertures. Une horloge sonna dans la vieille maison privée de jeunes filles. Volodia ferma les yeux et tenta de dormir.

CHAPITRE XII

Volodia prolongea son séjour à Ekaterinodar et ne revint à Moscou qu’au début du mois d’octobre. Le matin même de son arrivée, il rendit visite aux Danoff. Il était impatient de revoir Tania, après avoir vécu dans une maison hantée par le souvenir de leurs jeux. Surtout, il voulait confronter le vrai visage de Tania avec le fantôme qu’il avait évoqué dans la chambre rose. Or, Michel et Tania se trouvaient encore à la campagne et on n’attendait leur retour que vers la fin du mois. Cette nouvelle mit Volodia de mauvaise humeur pour le reste de la journée. Les courses qu’il avait projeté de faire lui parurent brusquement inopportunes. Il rentra chez lui, s’enferma, tenta de lire. Mais son esprit ne suivait pas la marche de ses yeux. Toujours l’occupaient les mêmes images, dont l’intensité et la précision étaient dangereuses. Il réfléchissait aux rapports de franche amitié qui s’étaient établis entre lui et Tania. Leurs deux destinées, qui auraient pu se confondre jadis, étaient devenues parallèles, irréconciliables. Cependant, il imaginait un brusque réveil les poussant l’un vers l’autre, après tant d’années. Et, devant cette perspective, une peur suave lui faisait les mains moites et faibles.

Vers le soir, il se fatigua de penser en vain et fit préparer un souper froid avec du champagne. Svétlana, qu’il avait prévenue par lettre, se présenta chez lui à l’heure habituelle. Il avait résolu de lui annoncer qu’il ne l’épouserait pas, mais, devant son visage amaigri, bouleversé, rayonnant, il manqua de courage et préféra mentir. Prétextant son chagrin et son deuil, il parla d’un délai de quelques mois, et Svétlana parut se contenter de cette dérobade. Elle était tellement heureuse de le retrouver, que tout le reste lui semblait accessoire. Elle lui parla de sa mère, le plaignit, pleura sur son épaule, et, comme il se sentait malheureux – mais pour d’autres raisons –, il pleura aussi, et ils s’endormirent côte à côte, mêlant leurs souffles et leurs larmes.

Pendant les jours qui suivirent, Volodia dut reconnaître qu’il avait bien fait de conserver sa maîtresse. Seul, il serait devenu fou d’ennui. Mais Svétlana était là, docile, jolie, point exigeante. Grâce à elle, lentement, sûrement, Volodia triomphait du passé et reprenait goût à la vie. Pourtant, il ne l’aimait plus de la même façon. Autrefois, elle était l’objet unique de sa passion et il ne concevait pas qu’il pût se passer d’elle. Maintenant, son enthousiasme avait cédé la place à une tendresse raisonnable. Il estimait mieux Svétlana, et donnait à sa présence une signification pratique. Il l’envisageait avant tout comme un élément commode de son propre destin, et pensait moins à elle qu’aux services qu’elle lui rendait. À vrai dire, Volodia considérait que cette attitude logique, succédant aux débordements du désir, était plutôt flatteuse pour Svétlana. Il voulait le lui faire comprendre.

— Avant, je t’aimais bêtement. Maintenant, tu m’es nécessaire, disait-il.

— De quelque façon que vous m’aimiez, je vous en suis reconnaissante, mon chéri, répondait-elle.

Vers la mi-octobre, Michel et Tania revinrent à Moscou, et Volodia se précipita chez eux pour prendre de leurs nouvelles. Une grave désillusion l’attendait. Les Comptoirs Danoff ouvraient une succursale à Kiev, et Michel devait se rendre dans cette ville pour surveiller les travaux. Il y demeurerait deux ou trois mois, le temps de l’installation. Les enfants resteraient à Moscou. Mais Tania accompagnerait son mari en voyage. Elle ne connaissait pas Kiev et se réjouissait de visiter ses églises et ses monastères.