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Ce soir-là, Volodia rentra chez lui dans un état de prostration complète. Son désarroi l’étonnait lui-même et il cherchait à le vaincre par le raisonnement. Ce n’était pas la première fois que Tania et Michel s’absentaient de Moscou pour quelques semaines. Jamais encore le départ de ses amis ne l’avait bouleversé à ce point, jamais encore il ne s’était senti aussi honteusement tributaire de leur présence. Sa solitude l’effraya. Il songea, un instant, à les suivre. Puis un sursaut de dignité lui fit abandonner son projet. Il demeura à Moscou et s’efforça de se distraire en fréquentant le monde qu’il avait longtemps délaissé. Justement, Lioubov et Prychkine venaient d’installer leur théâtre. Les répétitions avaient commencé. Chaque jour, fuyant le bureau, Volodia rendait visite à la salle obscure, écoutait les chanteurs qui étudiaient leurs mélodies, groupés autour d’un pauvre piano droit, regardait les mimes qui s’exerçaient devant la glace. La nuit, il retrouvait Svétlana, avec le sentiment triste d’avoir perdu son temps. Elle était toujours la même, et la monotonie de ses réactions décevait Volodia, qui espérait encore des surprises. Il finit par lui reprocher, mentalement, son humeur trop égale, son bel équilibre, toutes ses qualités. Il regretta le temps où il devait user de ruses pour désarmer la pudeur de la jeune fille. Parfois, il rêvait à d’autres femmes plus compliquées. Il repassait des noms en mémoire. Mais il ne tentait rien, car, au moment d’agir, l’idée d’affliger Svétlana le remplissait de pitié.

Au mois de novembre, elle prit froid et fut quelques jours sans le voir. Ce répit lui parut salutaire. Mais, au lieu de sortir, il resta chez lui. Il demeurait de longues heures, assis devant sa table, parmi des journaux, des livres et des pipes. La pluie et la neige battaient les vitres. Le poêle de faïence craquait discrètement dans un coin. Et Volodia s’absorbait dans des réflexions personnelles. Il était devenu étranger à toute idée générale. Il se rapetissait dans un égoïsme douillet. Cette contemplation intérieure fut dérangée par le retour de Svétlana. Elle toussait encore. Volodia jugeait cette toux inquiétante. Il l’embrassait avec réserve. Toute sa vie, il avait craint la contagion.

— Tu ferais mieux de garder le lit jusqu’à la fin de la semaine, dit-il.

— Je ne pouvais pas me passer de vous voir… Vous seul me guérirez…

Cette exaltation, pour flatteuse qu’elle fût, déplaisait à Volodia. Insensiblement, il s’était habitué à la perspective d’une rupture possible, et les preuves d’amour que lui prodiguait Svétlana le renseignaient sur le mal qu’il aurait à se séparer d’elle. La faiblesse, l’innocence de la jeune fille asservissaient Volodia mieux que ne l’eussent fait les manœuvres d’une coquette. Elle triomphait de lui parce qu’il était le plus fort. À l’approche des fêtes, elle lui dit :

— Voilà un an bientôt que nous nous connaissons. Fasse Dieu que nous soyons unis jusqu’à la mort…

Il crut qu’elle faisait allusion au mariage et se hâta de la détromper :

— Pourquoi pas ? Sans être mari et femme on peut vivre longtemps et gaiement côte à côte…

Le visage de Svétlana se contracta.

— Sans être mari et femme, répéta-t-elle.

Volodia eut honte de sa brusquerie. Il attira Svétlana sur ses genoux et lui caressa le front d’une main fraternelle.

— Ah ! dit-il, je ne voulais pas t’annoncer la nouvelle dès mon retour… Mais ma mère, avant de mourir, m’a fait promettre de renoncer à ce mariage… J’ai juré, tu comprends ?… Alors, maintenant, je suis lié par mon serment… C’est terrible !… J’ai eu beau la raisonner, elle n’a rien voulu entendre… Alors, j’ai décidé, ne pouvant t’épouser, de n’épouser personne. Voilà… D’ailleurs, si mes souvenirs sont exacts, cette solution répond bien à tes vœux. Tu m’as répété souvent que tu refuserais de te marier avec moi, que tu encombrerais ma vie… Toutes sortes de sottises !…

— Oui, oui, disait-elle.

Et de grosses larmes coulaient sur ses joues. Puis, tout à coup, elle essuya ses yeux et se mit à rire :

— Je suis folle ! Ne faites pas attention, mon chéri !

Volodia l’observait avec inquiétude. Ce soir-là, elle but beaucoup de champagne. Ses prunelles brillaient de fièvre. Elle riait pour un rien.

— Voilà comme je t’aime, dit-il. Tu es nouvelle. Toute régénérée !

Elle le quitta à six heures du matin. Les rues étaient noires. Quelques réverbères clignotaient, çà et là, perdus dans la tempête. Une neige humide et glacée fouettait le visage. Svétlana trébuchait en marchant, transie, malheureuse et seule. Des traîneaux la dépassèrent, pleins de fêtards qui chantaient à tue-tête. Un chien grelottant la suivit, puis retourna se coucher sous un porche. Arrivée enfin devant la maison des Danoff, elle frappa quatre coups à la porte de service. Comme d’habitude, le portier grogna :

— On y va ! Si c’est pas malheureux de réveiller les gens à des heures pareilles !

Svétlana pénétra dans la courette nappée de neige tendre. Le portier tenait une lanterne à la main. La lueur médiocre de la flamme éclairait sa veste en peau de mouton et sa grosse tête vultueuse, au nez écrasé, à la mâchoire forte, hérissée de poils roux. Il vacillait sur ses jambes. Il était ivre.

— Je m’excuse de vous déranger, dit Svétlana, merci…

Elle voulut s’éloigner vers les communs. Mais il lui saisit le bras et la retint d’une poigne ferme.

— Quoi ? Quoi ? C’est pas comme ça qu’on me remercie, moi ! Tu couches la nuit avec le premier venu, tu peux bien en faire autant avec moi, il me semble !

— Laissez-moi, dit-elle.

Mais il avait posé sa lanterne dans la neige et attirait la jeune fille contre lui, des deux bras. Elle se débattait, affolée par l’approche de ce mufle plissé et puant. Un baiser chaud, vineux, s’écrasa sur sa bouche. Elle poussa un cri.

— Si tu ne viens pas, dit l’homme, je raconterai aux patrons le petit métier que tu fais pendant que les autres dorment. Viens, viens donc !

D’un brusque effort, elle se dégagea et se mit à courir comme une folle vers la maison. Derrière elle, le portier hurlait en la menaçant du poing :

— Ordure ! Putain ! Je dirai tout !

Pendant deux soirs de suite, Volodia attendit en vain que la jeune fille le rejoignît dans son appartement. Le troisième soir, il rendit visite à Marie Ossipovna, afin de prendre incidemment des nouvelles de Svétlana. Il trouva la vieille dame dans un état d’exaspération proche de la démence. Svétlana s’était enfuie en laissant une lettre sur son lit. Cette lettre parlait des vicissitudes de la vie terrestre et de la valeur des vocations monacales. Bref, la demoiselle de compagnie s’était réfugiée au couvent.

— Elle n’a pas pensé à moi ! criait Marie Ossipovna en tapant le plancher avec sa canne. Moi qui lui ai donné tant de vieilles affaires ! Hein ? C’est la reconnaissance ! Chauffe-moi, nourris-moi, et, quand j’en ai assez, je te laisse ! Un scandale ! Tout ce que je lui ai payé comme gages ! Et toi qui la trouvais gentille ! Ne dis rien, je l’ai bien compris ! Ah ! tu t’es trompé, mon cher ! Il faudrait la pendre ! Au Caucase, on l’aurait pendue ! Fouettée et pendue ! Et Michel qui n’est pas là ! Où dénicherai-je une autre demoiselle de compagnie ? Pas une Russe ! Ah ! non ! Une Arménienne. Une Arménienne d’Armavir. Les autres ne valent rien !