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Volodia, atterré par les révélations de Marie Ossipovna, dut feindre cependant une indignation exemplaire. Elle le garda à dîner et, pendant le repas, il ne fut question que de la fourberie et de l’ingratitude de Svétlana. Ce fut avec peine que Volodia supporta jusqu’au bout les éclats de voix et les bégaiements coléreux de son hôtesse.

Le lendemain matin, il se fit conduire au couvent, dans l’espoir d’être reçu par la mère Alexandrine et d’apprendre si Svétlana s’était effectivement réfugiée auprès d’elle. Le couvent était enseveli sous la neige. La même petite nonne ratatinée et noire était installée à la porte, devant une table chargée d’images saintes et de croix. La même clochette annonça la présence d’un visiteur. Et la même sœur aux pas silencieux escorta Volodia jusqu’à la cellule de mère Alexandrine. Mère Alexandrine était assise près de la fenêtre, les épaules recouvertes d’un châle violet sombre. Des lunettes à monture d’argent chevauchaient son nez mou et pâle. Un livre était posé sur ses genoux. En voyant entrer Volodia, elle ferma le livre et retira précipitamment les boules de coton qui obstruaient ses oreilles. Volodia s’inclina devant elle et voulut parler, mais avant même qu’il eût ouvert la bouche, la vieille s’écria d’une voix chevrotante :

— Que voulez-vous encore ? Je sais tout ! C’est fini ! Elle est revenue ! Elle est auprès de moi !

— Je ne vous demande pas autre chose, balbutia Volodia.

— Oui ! Oui ! Vous espériez qu’on ne l’accepterait pas. Mais la mère supérieure a compris sa détresse et l’a accueillie comme sa propre fille, sans dot, sans dot ! On ne devrait jamais exiger d’autre dot que la peine…

— Je voudrais me justifier, au moins…

— Vous avez détourné, sali une jeune fille, une âme pure et neuve. Votre place n’est pas ici. Mais à l’église. Devant Dieu. Pour prier, prier, prier !

Volodia rougit, chercha une réponse, murmura sottement :

— C’est parfait. Je vous remercie.

— Hors d’ici ! souffla mère Alexandrine.

— Je m’en vais, je m’en vais, dit Volodia avec un petit rire insolent.

Il ajouta : « Mes hommages ! » claqua des talons et quitta la pièce en sifflotant d’un air faussement désinvolte.

Lorsque le traîneau qui l’emportait se fut éloigné du couvent, il éprouva un sentiment joyeux de délivrance. Certes, il regrettait la disparition de la jeune fille. Mais, en même temps, il était heureux que tout se fût passé sans encombre. Puisqu’il avait décidé de rompre avec Svétlana, ne valait-il pas mieux qu’elle eût pris les devants et se fût sagement retranchée du monde ? Peut-être, à présent, remerciait-elle Volodia de l’avoir, par un étrange détour, rendue à sa vocation première ? Elle devait prier pour lui. Non qu’il en eût besoin, mais afin de pouvoir encore prononcer son nom bien-aimé. Volodia s’attendrit à cette pensée. Très sincèrement, il déplorait qu’il lui fût impossible de s’attacher à la même femme pendant plus d’un an ou d’un an et demi. Était-ce sa faute si, au bout de quelque temps, les créatures les plus charmantes lassaient sa patience et sa curiosité ? Fallait-il violenter la nature et continuer de vivre, vaille que vaille, auprès d’un être qu’on n’aimait plus ; lui imposer son indifférence progressive, ses sautes d’humeurs, ses injustices, détruire jour après jour une fortune de beaux souvenirs ? Non, tout était préférable à cette mort honteuse de la passion. L’homme courageux, l’homme admirable, était celui qui savait, au bon moment, dénouer une liaison ancienne, sans souci de sa propre peine et de la peine qu’il causait. En gardant Svétlana, en l’épousant, il eût gâché leur existence à tous deux. En renonçant à elle, il la préservait du pire. Seule une vieille folle comme la mère Alexandrine pouvait soutenir une opinion contraire. Pour ces nonnes augustes et frigides, le plaisir, hors du mariage, était une insulte à Dieu. Mais le long ennui des ménages, la baisse du désir entre les époux écœurés, l’habitude, l’atroce habitude conjugale, cela, sans doute, était conforme à la volonté du Très-Haut Quelle plaisanterie ! Goûter le plus de joies possible en faisant le moins de mal possible, telle était la seule philosophie qui valût d’être enseignée.

Rentré chez lui, Volodia eut envie subitement de prendre un bain, comme après une besogne malpropre et difficile. Dans l’eau chaude, parfumée, il s’alanguit, admira la forme de ses pieds minces, de ses cuisses longues et nerveuses, de ses avant-bras noués de veines bleues. Une torpeur soudaine l’envahit. Un peu de tristesse restait dans son cœur. Mais cette tristesse même était agréable. Il se savonna paresseusement, se lava, sonna le valet de chambre, qui vint le frictionner avec un gant de crin.

— Plus de soupers au champagne à partir de ce soir, lui dit Volodia.

— Bien, monsieur, dit Youri en plissant ses longues lèvres rasées. Et si cette jeune personne se présente ?

Volodia lui lança un coup d’œil fâché :

— Je… je ne suis pas là, dit-il.

Après le départ de Youri, Volodia se regarda dans la glace. Un petit bouton, sur la narine gauche, lui donna du souci. Il le brûla avec un coton trempé dans de l’alcool, poudra son menton, cura et lima ses ongles. Puis il enfila du linge frais, bien repassé et qui fleurait la lavande, revêtit un complet tête-de-nègre à fines rayures rouges, arrangea ses manchettes, sa cravate, se lissa les sourcils et la moustache avec un peu de cosmétique liquide, se sentit physiquement et moralement dispos. Il résolut de déjeuner à l’Ermitage et de passer l’après-midi au théâtre avec Prychkine, Sopianoff et Lioubov. Comme il allait sortir, un télégraphiste lui remit une dépêche venant de Kiev : Michel annonçait son retour pour le lendemain soir. Cette nouvelle confirma Volodia dans sa décision d’être heureux.

CHAPITRE XIII

La première représentation de La Sauterelle devait avoir lieu au mois de février 1914. Pour la mise en scène, Prychkine et Sopianoff s’étaient assuré la collaboration d’un disciple du Théâtre artistique de Moscou, le jeune Thadée Kitine, encore inconnu, mais dont la culture et la fantaisie ravissaient le maître Stanislavsky lui-même. Très vite, Thadée Kitine assuma la direction effective de l’entreprise, reléguant Sopianoff au rang de commanditaire et Prychkine à celui de grand premier rôle. À dire vrai, ni Prychkine ni Sopianoff ne protestèrent contre cette prise de pouvoir. Les questions techniques ennuyaient Prychkine, dont la seule ambition était de paraître en public sous un aspect flatteur. Quant à Sopianoff, pourvu qu’on lui permit de courtiser les actrices dans leurs loges, il était content.

Thadée Kitine institua au théâtre une discipline de fer. Ce petit homme potelé, au sourire jovial, avait de son métier une conception rigoureuse. La troupe qu’il engagea ne comptait pas de noms célèbres, mais chaque « compagnon de La Sauterelle » avait sa spécialité. Le premier souci de Thadée Kitine fut d’unir ces éléments disparates en une seule passion. Hommes et femmes se pliaient à son autorité. Il les haranguait à tout bout de champ, les complimentait, les grondait, les bousculait, créait autour d’eux une atmosphère d’émulation et de noblesse. Les répétitions commençaient à dix heures du matin et se terminaient à cinq heures de l’après-midi. Puis, les acteurs allaient se reposer chez eux, et une nouvelle séance les rassemblait de huit heures à onze heures du soir. On répéta d’abord dans l’appartement de Sopianoff, mais, lorsque Thadée Kitine eut découvert un caveau assez spacieux pour être aménagé en théâtre, toute la compagnie se transporta sur les lieux. Là, régnait un chaos magnifique. Les menuisiers sciaient, clouaient, rabotaient à grand fracas, non loin d’une chanteuse qui s’égosillait devant un piano taché de cire. Le régisseur, saupoudré de sciure de bois, faisait travailler les danseurs derrière un tas de planches. D’autres acteurs répétaient dans la galerie, dans l’escalier. Des artisans bénévoles, des étudiants, des amis, préparaient les couleurs, lavaient des pinceaux, encollaient des toiles.