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Volodia ne manquait pas une occasion de rendre visite au caveau. Il prêta même à Thadée Kitine une table Louis XV dont on avait besoin pour le tableau de la Pompadour, et une tenue de cheval pour le jeune premier, dans La Chasse enchantéeL’idée lui était venue, tout à coup, qu’il aurait dû se consacrer au théâtre. Il résolut de prendre des leçons de diction. Il écrivit aussi un petit sketch qu’il soumit à l’approbation du metteur en scène. Thadée Kitine parcourut les premières répliques, haussa les épaules et fourra le manuscrit dans sa poche. À dater de ce jour, Volodia espaça ses visites au théâtre.

Cependant, lorsque les affiches de La Sauterelle furent enfin placardées sur les murs de Moscou, il oublia sa blessure d’amour-propre et acheta des liasses de billets pour lui-même et pour ses amis.

De l’avis des courriéristes, la « première » de Thadée Kitine s’annonçait comme devant être une manifestation de l’élégance et du goût moscovites.

La salle était basse de plafond, bardée de poutres brunes, meublée de tables et de bancs en chêne grossièrement équarri. La rusticité du décor avait été savamment calculée pour dépayser la clientèle mondaine. Comme Prychkine et Thadée Kitine l’avaient prévu, le public, fatigué par les fastes de représentations officielles, goûtait un plaisir pervers à se meurtrir les fesses au bois rude des sièges et à manger des victuailles robustes.

Ainsi, ayant payé très cher le droit d’être mal assis, mal nourris, mal traités, une foule de messieurs en habit et de dames en toilettes décolletées, grignotaient du saucisson à l’ail et buvaient de la bière avec reconnaissance. Tout le monde était gai, détendu, prêt à rire. Des ovations avaient salué une courte scène de Tchékhoff, et même cette parade de poupées, dont Kitine redoutait l’effet sur la presse, à cause de son modernisme outrancier. À présent, profitant d’un bref entracte, les serveurs en veste blanche couraient entre les tables, renouvelant les provisions de bière et de charcuterie. Un client prétendit commander du champagne. Et ce fut une huée générale. Des dames élégantes tapaient avec leur fourchette sur le bord de leur verre.

— Du champagne, quelle horreur ? Est-ce qu’on boit du champagne dans une auberge ? susurrait une petite femme coiffée d’aigrettes et de diamants.

— Moi, cria son voisin, un gros banquier aux favoris vaporeux et au ventre constellé de breloques, j’exige une portion de gruau au sarrasin.

— Bravo ! Bravo !

Tania, assise entre Volodia et Michel, battait des mains et pleurait de rire :

— Comme c’est bien ! Comme je suis contente pour Lioubov et pour Prychkine ! Moi aussi, je veux du gruau !

Michel commanda, de mauvaise grâce, trois portions de gruau. Mais il ajouta :

— Je trouve ridicule cette affectation de simplicité. Sous prétexte qu’il n’y a pas de loge impériale dans le théâtre, les gens se conduisent comme des cochons !

— Dieu, que tu es arriéré ! dit Tania en trempant ses lèvres dans une chope de bière. On ne peut pas s’amuser avec toi. Quand donc oublieras-tu que tu portes un faux col ?

— Jamais, je l’espère, dit Michel.

Volodia, muet, souriant, admirait Tania d’être si spontanée, et déplorait que Michel eût un caractère ombrageux. Pour Michel, la vie n’était pas un jeu, mais un travail méticuleux et difficile. On eût dit qu’il avait des comptes à rendre. Heureusement, Tania ne se laissait pas impressionner par la noblesse excessive de son époux. Malgré le mariage, la maternité, les obligations de toutes sortes, elle était jeune et décidée à jouir de sa chance. Tout en feignant de décortiquer une tranche de saucisson, Volodia l’observait du coin de l’œil et trouvait du plaisir à cette contemplation. Certes, elle avait changé depuis Ekaterinodar, mais sans rien perdre de sa grâce. De minuscules rides fripaient ses paupières bistres. Elle avait un regard plus rapide, plus hardi et plus bleu qu’autrefois, des yeux comme agrandis par le désir de voir. Le dessin de ses lèvres s’était durci. Sa voix avait baissé de registre. De toute sa personne émanait une impression de raffinement et d’expérience. C’était une perfection, et déjà l’annonce touchante du déclin. Pour assister à la première de La Sauterelle, Tania avait revêtu une robe de satin brun, bordée de renard blanc, et un corselet en soie, vieil or et amande. Un diadème léger couronnait sa chevelure blonde. Des pendentifs en diamant brillaient près de ses joues roses de fard. Son visage exprimait la joie, la curiosité. Lorsque les lampes s’éteignirent de nouveau, Volodia se pencha vers elle et murmura :

— Ravissante !

— Qui ! demanda-t-elle dans un souffle.

— Je dis : vous êtes ravissante.

Elle se mit à rire et lui appliqua un coup d’éventail sur les doigts. Volodia en fut stupidement ému. Depuis le départ de Svétlana, il sentait un grand vide en lui, et la présence d’une femme le bouleversait comme au début de sa carrière amoureuse. Certes, à plusieurs reprises, il avait essayé de chercher une autre compagne. Mais, toujours, au moment de se déclarer, une pudeur absurde avait étouffé son désir. Avait-il eu tort de rompre ? Il se le demanda encore, tandis que Tania le regardait avec malice par-dessus l’éventail déplié. Dans la pénombre, Michel consultait le programme. Il lut avec hésitation :

— Romance militaire, avec Liouba Diaz. Quelle idée d’avoir pris ce pseudonyme !

— Elle ne pouvait pas jouer sous le même nom que son mari ! dit Tania en haussant les épaules.

— Pourquoi ?

— Parce que ça ne se fait pas. Deux Prychkine dans un même programme donneraient l’impression d’une entreprise familiale.

— C’est drôle, grogna Michel, au théâtre, les femmes ont toujours honte d’être mariées.

— Ouf ! dit Tania, que tu es donc contrariant !

Thadée Kitine, qui tenait le rôle de conférencier, parut devant le rideau et salua la salle d’une courte inclination de tête. En quelques mots, il annonça le tableau suivant et présenta les acteurs chargés de l’interpréter.

« Liouba Diaz, notre vedette féminine, que se disputent les théâtres de Saint-Pétersbourg et de Moscou. Les théâtres de Saint-Pétersbourg veulent qu’elle joue à Moscou, et les théâtres de Moscou aimeraient bien la voir jouer à Saint-Pétersbourg. »

Cette boutade médiocre déchaîna les rires du public. Et le rideau se leva sur un paysage naïf et clairet. Lioubov, en robe jaune citron, la gorge largement décolletée, les cheveux coiffés d’un chapeau cabriolet à ruban, bleu pâle, était assise sur un banc, à la sortie d’une caserne. Derrière elle s’ouvrait une perspective de ponts, de canaux et de ciel. Tour à tour, un soldat, un sergent, un sous-lieutenant, un commandant s’approchaient d’elle et tentaient de lui faire la cour. Et chaque nouveau prétendant chassait le militaire inférieur en grade, qui l’avait devancé dans les grâces de la coquette. Une musique facile et gaie accompagnait ce tableautin. Lioubov disait son rôle d’une voix juste, minaudait, riait à merveille. Tania, moite d’admiration, la dévorait des yeux. Michel, en revanche, sentait monter en lui un dégoût invincible. Il lui était pénible de penser que sa belle-sœur, la sœur de Tania, se livrait aux regards du public, décolletée, maquillée comme une fille.