Les grimaces de Lioubov étaient une insulte à sa propre dignité. Des inconnus chuchotaient :
— Elle est mignonne !
— Une jolie bouche !
— Et quelle poitrine !
Michel rougit et baissa les yeux. Il regrettait d’avoir avancé de l’argent à Prychkine pour la réalisation du spectacle. S’il avait suivi son impulsion première, il n’aurait rien donné et aurait interdit à Tania de fréquenter sa sœur. À présent, Lioubov et un général en uniforme écarlate faisaient le tour de la scène aux sons d’une marche militaire. Lioubov s’éventait avec un mouchoir jaune, et le général tenait une longue-vue à la main. Ils étaient comiques. On riait. La jupe de Lioubov, retroussée d’un côté, laissait apercevoir sa cheville, son mollet gainé d’un bas orange. À chaque mouvement, son corsage menaçait de s’entrebâiller un peu plus et de délivrer la pointe de ses seins. Mais Tania paraissait inconsciente de l’injure qu’elle subissait ainsi par procuration. Elle était flattée même, de toute évidence, à l’idée que Lioubov fût une actrice et recueillit les applaudissements de la foule. Cette inconséquence, cette légèreté désolaient Michel. Parfois, Tania lui devenait brusquement étrangère. Il ne pouvait plus la comprendre. La créature raisonnable, distinguée et douce qu’il aimait faisait place à une femme assoiffée de plaisirs. Seul comptait pour elle le souci de plaire et de rire. Puis, sans transition, elle retrouvait cette honnêteté, cette réserve, qui étaient ses charmes les plus sûrs. Vraiment, la famille Arapoff était étrange. Tous des exaltés, des détraqués. Sauf Akim peut-être. Et encore.
Le rideau retomba sur une rumeur d’acclamations excessives. Thadée Kitine vint sur le proscenium pour annoncer un autre numéro. Le spectacle se poursuivait avec aisance. Hussards noirs chantant devant la flamme dansante d’un punch, personnages peints, aux épaules desquels surgissaient des têtes vivantes, tabatières parlantes, porcelaines animées, fêtes villageoises sous un ciel de feu, avec, à l’arrière-plan, les faces énormes et pensives des tournesols.
De scène en scène, le public comprenait mieux qu’on l’avait convié à un divertissement de choix. Et Michel même était forcé de reconnaître que le succès de l’entreprise ne faisait plus de doute. Mais chaque apparition de Lioubov, en paysanne, en vierge romantique, en pierrot, en page, réveillait son mécontentement. À l’entracte, les spectateurs refluèrent dans le hall du théâtre, petite salle basse, décorée de maquettes et de photographies.
— Après le spectacle nous irons les féliciter, dit Tania.
— Tu iras seule, dit Michel.
— Pourquoi ?
— Parce que je ne peux pas complimenter ta sœur pour un succès que je réprouve.
— Le spectacle ne te plaît pas ? demanda Volodia.
— Si.
— Alors ?
— Laissez-le, Volodia, dit Tania en faisant la moue. Il veut jouer à l’ours. C’est un genre.
Michel, ulcéré, fourra les mains dans ses poches et feignit de s’intéresser aux tableaux exposés dans le hall.
Mais des amis les rejoignirent. Les Jeltoff entouraient Tania. Tous parlaient de Liouba Diaz et de Prychkine. Certains affectaient d’ignorer la véritable identité de l’actrice. D’autres, en revanche, mettaient les pieds dans le plat avec volupté.
— C’est votre sœur, n’est-ce pas ?
— Mais oui ! s’écriait Tania. N’est-elle pas charmante ?
Elle paraissait fière de sa parenté avec Mlle Liouba Diaz. Plus fière, sans doute, que d’être la femme de Michel Danoff. Sopianoff se rapprocha du groupe. Il se frottait les mains :
— Ça marche ! Ça marche ! J’ai vu des journalistes. Ils n’en reviennent pas. Vous restez pour le champagne après la représentation, j’espère ?
— Non, dit Michel d’une voix sèche. Je dois me lever tôt demain.
— Il pense toujours au lendemain, dit Tania avec un soupir, et jamais au jour même. C’est pour ça qu’il n’est pas heureux ?
Sopianoff partit d’un éclat de rire caverneux qui lui fendit la face dans le sens de la largeur.
— Laissez les soucis du lendemain aux ministres. On les paie pour ça.
— L’horizon est assez noir pour que tout le monde s’en préoccupe, dit Michel.
Il avait tout à coup envie d’être pessimiste. Jeltoff le prit par le bras et lui souffla à l’oreille :
— Je suis comme vous. Pas tranquille. Ah ! ces Allemands ! L’article de La Gazette de Cologne est un avertissement. L’augmentation de nos armements les inquiète. Et l’alliance avec la France donc ! Le service de trois ans ! Et Liman von Sanders à la tête de l’armée turque ! C’est grave ! C’est grave ! Nous devrions peut-être désarmer, traiter avec l’Allemagne ?…
— À quoi bon ? dit Michel. Si l’Allemagne veut la guerre, tous les prétextes lui seront bons pour la déclencher.
— Oui, oui, balbutiait Jeltoff en grattant sa calvitie. La guerre… Avec des ministres capables, on doit pouvoir l’éviter… Ce serait terrible, la guerre…
— Qui parle de guerre ? demanda Tania, en posant sa main souple et gantée sur le bras de Jeltoff.
— Les hommes, Tatiana Constantinovna, comme d’habitude.
— Même au théâtre ? Même parmi des femmes ?
— Merci pour le rappel à l’ordre, dit Volodia. Ces messieurs avaient besoin d’une leçon. Je suis sûr, moi, qu’on crée la guerre en parlant d’elle.
— Alors, pourquoi en parlez-vous vous-même ? dit Tania.
Sopianoff faisait des courbettes, baisait des mains, à droite, à gauche, recevait des compliments, répondait des galanteries.
— Prenez exemple sur lui, dit Tania. Il ne pense pas à la guerre…
— Qu’en savez-vous ? dit Jeltoff. D’ailleurs, moi non plus, je ne pense pas à la guerre. Je suis comme votre mari : clairvoyant et courageux.
— Comme si on pouvait être les deux à la fois ! dit Volodia en riant.
Malinoff, assis dans un coin, prenait des notes sur un carnet. Il regrettait de n’avoir pas insisté pour que Kitine jouât un tableau de sa composition. Ainsi, il était exclu du triomphe. Personne ne le félicitait. Cette impression d’abandon était mortifiante. Volodia s’approcha de lui :
— Vous travaillez ?
— Oh ! quelques petites notes. Je voudrais leur donner une scène pour le prochain spectacle.
Il ajouta plus bas :
— Je crois que Liouba Diaz serait une interprète rêvée. Pouvez-vous me présenter à elle ?
— Mais comment donc ! dit Volodia.
Un laquais traversa la foule, portant à bout de bras une corbeille de roses rouges.
— Je parie que c’est pour Liouba Diaz, dit Jeltoff. Cette jeune personne a un chic, un entrain ?… Petite diablesse, va !
La fumée des cigarettes piquait les yeux, faisait tousser les dames. Michel réprima un bâillement.
— C’est agréable de sortir avec toi ! dit Tania.
La sonnette de fin d’entracte rappela les spectateurs dans la salle. Pendant la seconde partie du programme, on ne servait plus de plats, mais des rafraîchissements et des biscuits sucrés. Tania but du porto et se sentit doucement ivre, dès le premier verre. Au finale du spectacle, lorsque toute la troupe se rangea sur la scène pour saluer, elle cria plus fort que les autres :