— Ah ! te voilà, maman… J’allais te chercher…
Marie Ossipovna s’approcha de l’enfant.
— Je viens de chez Tania, dit-elle. Là-bas, tout va bien. Et ici, voyons… voyons… Il est laid, mais il a l’air fort !
— Huit livres, dit Michel avec orgueil.
— Chez nous, dit Marie Ossipovna, on les attache sur une petite planche pour qu’ils aient le dos plat, et on leur met un tuyau de bois entre les jambes pour dériver l’urine. Il faudra aussi le coiffer d’un bonnet serré, afin que ses oreilles ne s’écartent pas de la tête. Tout ça, une jeune femme ne peut pas le savoir, bien sûr !
— Tania sait très bien ce qu’il faut faire, dit Michel avec agacement. Et les méthodes circassiennes sont un peu déplacées ici.
— Elles font pourtant de beaux enfants, dit Marie Ossipovna avec hauteur.
Puis, elle ferma les yeux, mouilla son pouce d’un coup de langue, et se mit à réciter une lente prière en dialecte tcherkess. De temps en temps, elle claquait des dents comme pour couper un fil, balançait la tête et reprenait son incantation. À la fin, elle fit le simulacre de cracher par terre :
— Tfou ! Tfou ! Ça ira ! Tfou ! Tfou ! Tout ira.
Et elle sortit en grommelant :
— Les sourds apprendront à m’entendre !
Dans le couloir, se pressait déjà un groupe de domestiques, anxieux de voir leur petit maître : les femmes de chambre, la lingère, le cuisinier et ses aides, le portier, le cocher, le laquais, et Tchass, le gardien tcherkess, mandé d’Armavir sur l’ordre de Marie Ossipovna. Tous défilèrent devant le berceau avec des mines extasiées de suppliants.
Les femmes se poussaient du coude et bredouillaient des câlineries à l’adresse du bébé :
— Regarde, s’il est mignon !
— À qui ressemble-t-il ?
— C’est monsieur en plein !
— Non, c’est madame !
Les hommes se penchaient, gênés, au-dessus de l’enfant et disaient :
— Oh ! qu’il est petit !
Le gardien tcherkess voulut glisser quelques balles de revolver dans le berceau, pour appeler sur le nouveau-né les vertus du courage et de la force. Michel eut beaucoup de mal à lui expliquer que ce geste mécontenterait la barinia.
— Est-ce que je pourrai au moins tirer un coup de feu dans la cour ? demanda Tchass, d’un air contrit.
— Non.
— Alors, on ne doit rien faire ?
— Rien.
— Et où est la gaieté ?
— Là, dit Michel en touchant du doigt sa poitrine.
Tchass fourra les balles dans sa poche, haussa les épaules et s’éloigna en faisant craquer ses bottes.
Le lendemain fut un jour de fête pour toute la maisonnée. Tania reçut les félicitations de ses domestiques et leur fit distribuer quelques menus cadeaux : des pièces de tissu, des colifichets, du tabac, de l’argent et des sucreries. Dès le matin, des corbeilles de fleurs arrivèrent à la maison de la rue Skatertny. La chambre de Tania en était bondée. Elle reposait dans un massif de pétales multicolores, comme une princesse de légende. Il y avait même des bouquets de violettes épinglés à sa couverture. Des monceaux de télégrammes encombraient le guéridon du boudoir. Michel avait recommandé d’offrir une gratification de cent roubles aux employés de la poste. Dans la rue, le portier avait étalé des jonchées de paille fraîche pour amortir les bruits aux abords de la maison. Eugénie ne quittait plus le chevet de Tania. Elle demanda qu’on lui fît dresser un lit dans la pièce voisine. Elle disait :
— C’est le plus beau jour de ma vie. Cet enfant est mon enfant.
Marie Ossipovna trottait dans les couloirs, bousculait les domestiques et déclarait, à qui voulait l’entendre, qu’à Armavir, pour la naissance d’un Danoff, il y aurait eu des réjouissances municipales avec courses équestres et illuminations. La nourrice, Prascovie, se pavanait en grand costume et présentait l’enfant aux visiteurs.
— Celui-ci, il sucera bien, disait-elle d’un air compétent.
Au pied de l’escalier, un laquais assurait le service d’ordre. Il recevait les corbeilles de fleurs, les télégrammes, les boîtes de bonbons et les dirigeait sur le boudoir de madame. Il distribuait aussi des aumônes aux pauvres qui attendaient devant la porte, sur le trottoir. C’était également lui qui triait les visiteurs et leur fixait une date et une heure d’audience. Aux uns, il annonçait que Madame ne serait pas visible avant trois jours, aux autres, il conseillait de repasser le lendemain. Les intimes seuls avaient accès, séance tenante, à la chambre de Tania.
Volodia fut l’un des premiers reçus. Il exultait. Riant et pirouettant, il affirma que Tania était trop jolie et trop fraîche pour une accouchée de la veille. La tricherie était manifeste. L’enfant n’était pas d’elle.
Tania, les joues roses de joie, les yeux brillants, suppliait Volodia de ne pas la faire rire :
— Ça me fait mal !
— Le rire n’a jamais fait de mal à personne. Qu’on apporte le jeune homme !
Devant le « jeune homme », il s’écria :
— Il est magnifique. Le nez de Michel, les yeux de Tania. C’est le portrait du ménage.
Puis, il claqua des talons et dit d’un air grave :
— Serge Mikhaïlovitch, vous m’êtes décidément fort sympathique. J’espère que nous aurons l’occasion de nous revoir.
Le bébé hurla.
— Emportez-le, dit Tania d’un air souriant et las.
Et la nourrice, tenant le poupon contre sa poitrine, sortit majestueusement.
Les jours suivants furent marqués par l’arrivée de la famille Arapoff. Akim, qui était encore très faible, n’avait pas pu accompagner ses parents. Nina s’était récusée, prétextant un malaise diplomatique. Mais Lioubov daigna se déplacer pour admirer son neveu. La rencontre entre Lioubov et sa famille fut assez pénible. Constantin Kirillovitch et sa femme avaient été profondément blessés par la fuite de leur fille aînée et ses « relations libres » avec un saltimbanque. Cependant, lorsque Lioubov leur eut annoncé qu’elle divorçait avec Kisiakoff pour épouser Prychkine, ils se détendirent un peu. Sans doute, Prychkine n’était qu’un acteur, mais il valait mieux que Lioubov fût sa femme légitime que sa maîtresse. La réconciliation générale s’accomplit devant le berceau. Il y eut des baisers, des larmes, des promesses solennelles et des bénédictions. Lioubov, pardonnée, acceptée, retrouva aussitôt toute son assurance. Vis-à-vis de Tania, elle posait à la comédienne égarée dans un milieu bourgeois. Elle affectait de mépriser le luxe et le confort extrêmes de la maison. « Tout ce qui est trop beau vous enchaîne », disait-elle, répétant les propres paroles de Prychkine. Et aussi : « Moi, j’estime qu’il y a d’autres joies pour une femme que celles du lit et de la chambre d’enfant. Si tu connaissais l’enivrement de la création artistique !… » Elle prétendit également que les bébés lui faisaient peur, comme une manifestation de l’au-delà, et qu’elle ne voyait rien d’appétissant dans le tripotage de ces petits monstres potelés et bavants. Devant son neveu, elle murmura :
— Est-il possible que cela devienne beau un jour ? Pourtant, elle examina de près le trousseau, demanda si le tissu avait été fourni par les établissements Danoff, et si on pouvait lui en procurer quelques archines, à prix réduit, pour de la lingerie personnelle. Lorsque Michel lui eut répondu par l’affirmative, elle lui serra vigoureusement le bout des doigts.
— Merci, Michel. J’aime tant la lingerie ! À propos, j’ai une lettre pour vous de Sacha Prychkine. Il m’a prié de vous la remettre en main propre.
Michel prit la lettre, la parcourut et la glissa dans sa poche.