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— Bravo ! Bravo ! Liouba Diaz ! Bravo, Prychkine ! Kitine ! Kitine !

Elle trépignait, saisie par un enthousiasme puéril, les joues roses, les narines palpitantes. Michel lui serra le poignet pour la maintenir assise.

— Laisse-moi ! Mais laisse-moi donc ! disait-elle. Tu es jaloux, et c’est bête !

— Jaloux de qui ?

— De tout ce qui m’amuse.

Volodia, lui aussi, applaudissait à tout rompre. Il y eut sept rappels retentissants. On fit venir sur scène les compositeurs, les décorateurs, les écrivains, le chef machiniste. Lioubov avait les bras chargés de roses. Prychkine envoyait des baisers au public. Kitine tournait, à droite, à gauche, un visage blême, idiot, ruisselant de sueur.

— Que tu le veuilles ou non, dit Volodia, en se penchant vers Michel, nous irons les féliciter.

— Nous n’avons qu’à y aller sans lui, s’il veut faire la tête, dit Tania.

— J’irai avec vous, dit Michel. Ne serait-ce que pour surveiller le comportement de Tania qui a trop bu. Mais ne comptez pas sur moi pour débiter des fadaises.

Les coulisses étaient bondées de visiteurs en habit, de dames aux robes chatoyantes. Pour parvenir jusqu’à la loge de Lioubov, il fallut bousculer dix rangées de spectateurs bavards. Enfin, Tania découvrit sa sœur au centre d’un parterre de roses et tomba dans ses bras en criant :

— Ma chérie, je ne peux pas te dire !… Tu as été… Oh ! quelle splendeur !… Et ta petite robe jaune !…

— Cette sûreté de jeu, cette grâce ! disait Volodia en serrant la main de Lioubov dans les siennes.

— Le public a l’air très satisfait, dit Michel après un grand effort.

Et il considérait avec stupeur cette belle fille debout devant lui, en costume tzigane, le visage passé au fond de teint bistre, les yeux allongés par deux traits de crayon noir. Ce maquillage agressif l’écœurait. Lioubov, cependant, exultait, pépiante, étincelante, rajeunie. Elle parlait à dix personnes à la fois, riait à contretemps, respirait des fleurs, vaporisait du parfum sur son corsage :

— Oui, oui, nous avons mérité ce succès. N’est-ce pas que Sacha était admirable ? Sacha ! Sacha ! Où es-tu ?

Prychkine parut enfin, et il fallut le féliciter, lui aussi.

Puis, ce fut le tour de Thadée Kitine. D’autres acteurs l’accompagnaient. La loge était pleine à craquer. L’air sentait le fard gras, la vaseline, les dessous de femme. L’habilleuse accrochait les costumes à des cintres. On entendait des coups de marteau.

— Je vous présente l’écrivain Malinoff qui a un texte à vous proposer ! dit Volodia en poussant Malinoff par les épaules.

— Mais nous nous connaissons ! criait Kitine. Dans mes bras, pisseur d’encre ! Qu’est-ce que tu nous as préparé ? Un petit tableau dans le genre de Vanka sur la barricade ?… Quel chef-d’œuvre !

— Ne parlez pas de barricades, dit Tania, ou je m’en vais.

Volodia se pencha vers l’oreille de Tania et murmura vivement :

— Ce Malinoff… c’est bien l’amant de ?…

— Non ! Quelle idée ! Eugénie est libre. Ils ont rompu depuis longtemps. Enfin, depuis deux ou trois semaines, je crois. Vous devriez bien vous occuper d’elle. Elle vous adore.

— J’avais un de ces tracs ! disait Lioubov en roulant des yeux de poupée.

— Nous allons partir, vous laisser à votre triomphe, dit Michel.

— Comment ? dit Prychkine. Mais vous êtes un peu de la maison. C’est grâce à votre générosité que nous avons pu monter le spectacle…

— N’insistez pas. Ce serait maladroit, dit Michel en fronçant les sourcils.

À ce moment, un remous se produisit devant la porte, et, dépassant toutes les têtes, surgit le visage rouge et barbu de Kisiakoff :

— Lioubov ! Lioubotchka ! cria-t-il. À genoux ! On t’admire à genoux !

— Il ne manquait plus que celui-là, dit Michel. Allons-nous-en.

Mais, déjà, Kisiakoff s’était rapproché d’eux et frottait sa barbe contre les joues de Lioubov.

— Un veuf, un pauvre veuf est venu te voir ! J’ai fait le voyage exprès. Celle qui a pris ta place est retournée au ciel. Et moi, je vis encore. Je vais au spectacle. J’y lorgne de petites femmes en robe jaune, décolletée, décolletée… Ta-ta-tam, ta-ta-tam…

Monsieur le militaire,

Que voulez-vous de moi ?…

Il fredonna la chanson de Lioubov, s’arrêta net, tendit la main à Prychkine :

— Vous êtes un grand artiste et un fameux lapin.

Puis, à Kitine :

— Bravo ! Et même bravissimo ! Chevauchée par vous, La Sauterelle ira jusqu’aux étoiles.

Enfin, à Volodia :

— Un même chagrin nous rassemble.

Lorsqu’il s’avança vers Tania, Michel dit :

— Viens, Tania. Nous n’avons rien à faire ici.

Ils sortirent. Kisiakoff demeura un long moment la main ouverte, le sourire aux lèvres, comme s’il eût congratulé un fantôme. Lioubov éclata de rire.

— Ton rire me paie de tout, dit Kisiakoff. Piétine-moi le cœur, mais ris, et je t’en saurai gré. J’offre le champagne à toute la troupe !

Volodia profita du remue-ménage causé par cette promesse pour s’esquiver, lui aussi, sur la pointe des pieds.

Il rejoignit Michel et Tania, au moment où ils montaient en voiture. Le voyage en auto fut sinistre. Tania affectait une gaieté exubérante et chantonnait des refrains du spectacle, en battant la mesure avec son petit pied. Michel, silencieux, la mâchoire dure, couvait sa femme d’un regard méprisant. Puis, subitement, il se mit à parler politique. Sans doute le faisait-il pour mieux expliquer à Tania combien sa joie était futile et déplacée. Avec gravité, il rappela sa discussion avec Jeltoff, au sujet de La Gazette de Cologne dont l’article virulent avait étonné tout le monde.

— Ce que Jeltoff ne sait pas, dit-il, c’est que d’autres journaux allemands et autrichiens ont repris la campagne de La Gazette de Cologne.

— Encore La Gazette de Cologne ! soupira Tania.

— Tu ne vas pas prêter foi aux racontars de quelques journalistes ! dit Volodia.

— Si, dit Michel, car cette campagne-là est dirigée. Tu comprends ? Voulue, dictée par le gouvernement. Et ce n’est pas tout. Il y a l’achat de deux croiseurs de bataille par la Turquie à l’Allemagne. Il y a le coup de Liman von Sanders. Il y a l’activité des diplomates…

— Moi, dit Volodia en souriant à Tania d’une manière complice, je m’efforce d’ignorer toutes ces questions politiques et militaires. Aussi longtemps que notre gouvernement se montrera conciliant, la guerre sera évitée. Mais on affirme que Soukhomlinoff est furieux, qu’il va répondre du tac au tac…

— Et il aura bien raison ! s’écria Michel. C’est en tapant du poing sur la table qu’on intimide les Prussiens. Toute concession serait interprétée par eux comme un signe de faiblesse…

— Allons ! Allons ! dit Volodia. Les Allemands ne sont pas des tigres assoiffés de sang. Il y a des socialistes parmi eux, des ennemis de la guerre…

— Oui, mais les socialistes allemands sont d’abord allemands et les socialistes russes sont d’abord socialistes. Les premiers placent l’intérêt de leur pays au-dessus de l’intérêt du parti. Les seconds écraseraient la nation pour faire triompher leur cause. Crois-moi, la situation est grave. Le rire n’est plus de saison.