— Ce qui veut dire, susurra Tania en s’étirant voluptueusement, que je suis une sotte de m’amuser, alors que les gens sérieux tremblent pour leur peau.
Volodia se mit à rire. Michel avança la mâchoire.
— N’essaie pas de me faire enrager, dit-il. Tu sais très bien que j’ai raison et que tu as tort.
— Mais non, dit Tania. Je ne le sais pas. Je suis sûre même du contraire.
— Je te croyais plus intelligente !
— Comme on se trompe ! dit Tania. Je ne veux surtout pas être intelligente. Je veux vivre.
— Et vivre, pour toi, c’est applaudir Mlle Liouba Diaz ?
— Exactement.
Volodia, sentant l’approche de l’orage, essaya de créer une diversion en parlant des enfants.
— Ils vont bien, dit Tania. Je leur ai promis de les emmener au théâtre pour voir jouer leur tante.
Michel détourna la tête d’un mouvement brusque.
— Et Marie Ossipovna ? demanda Volodia.
— Elle a engagé hier une autre demoiselle de compagnie. Une jeune Arménienne d’Armavir, jaune, noire et triste. Elles parlent le circassien ensemble. C’est comique !… À propos, j’ai eu des nouvelles de Svétlana. Une lettre très gentille. Elle me dit son affection et combien elle regrette de m’avoir quittée. Mais la vocation a été trop forte. Quelle charmante petite fille !
— Oui, elle était charmante, dit Volodia, et son cœur devint douloureux et lourd.
— Nous l’aimions beaucoup. Michel la trouvait juste assez sérieuse pour lui. Ah ! ce n’est pas elle qui se serait amusée à La Sauterelle ! Peut-être voudrais-tu que je la rejoigne au couvent, Michel ?
Michel ne répondit pas.
— Il est devenu sourd, dit Tania, en haussant les épaules. Si jeune et déjà sourd !
Comme l’auto s’arrêtait devant la maison des Danoff, Michel demanda :
— Tu as fini, Tania ? On peut descendre ?
— Mais oui, mon amour, dit Tania. Rentrons. Nous parlerons politique dans notre lit.
— Elle est complètement ivre, dit Michel. C’est sa seule excuse.
— Et quelle serait la tienne ? dit Tania.
Volodia s’empressa de prendre congé.
— Je suis à dix minutes de chez moi. J’irai à pied, dit-il.
— Voilà. Tu fais fuir tes meilleurs amis, dit Tania.
Elle ajouta avec un sourire enchanteur :
— À bientôt, Volodia. Nous pourrions, un jour, prendre le thé avec ma sœur, mon beau-frère, Eugénie…
— Oui… Oui… C’est ça… Nous verrons, dit Volodia en considérant Michel d’un air triste.
Et il s’éloigna dans la neige à grands pas.
Pendant la traversée du vestibule et la montée du large escalier tapissé de moquette bleue, Tania ne cessa de fredonner :
Monsieur le militaire,
Que voulez-vous de moi ?…
Mais, dans la chambre, elle devint sérieuse, réfléchit un instant et s’écria :
— Pourquoi m’as-tu gâché ma soirée ?
— Je ne t’ai pas gâché ta soirée, dit Michel. Simplement, il m’était pénible de constater à quel point tu admirais et enviais ta sœur.
— Toute la salle l’admirait !
— Les autres ne voyaient en elle qu’une vulgaire fille de théâtre. Toi, tu savais. Et, cependant tu applaudissais à ses œillades, à ses effets de hanches. Si ton père avait assisté au spectacle, je suis sûr qu’il n’aurait pas approuvé ta joie.
— C’est ce qui te trompe, dit Tania, mon père n’est pas un grincheux. Il a toujours aimé les actrices.
— Pour coucher avec elles, peut-être…
— Je te défends, murmura Tania que la colère étouffait. Je te défends. Mon père… mon père savait vivre, s’amuser… Il avait l’esprit large. Mais toi, tu ne cherches dans l’existence que les désagréments. Tu as peur d’être heureux. Continuellement, tu es sur tes gardes. Tu transformes la vie en une sorte de devoir ardu. Et les gens qui t’entourent souffrent de cet état de choses…
Michel, étonné par ce réquisitoire, oubliait ses propres griefs et ne songeait plus qu’à se justifier :
— N’exagère pas, Tania. Tu ne me feras pas croire que je suis un monstre. Je sais me distraire…
— Oui, mais à heure fixe, avec des personnes fixes, à un tarif fixe… Je ne veux plus !… Je ne veux plus !… J’en ai assez !… Un voyage organisé… Des horaires. Des points de vue… Des heures de visite… Voilà ce que c’est, pour toi, l’avenir… Eh bien, non, non !
Elle se mit à pleurer, arracha son diadème, ses boucles d’oreilles et les jeta sur le lit. Michel déambulait à travers la pièce, les mains derrière le dos, les épaules rondes.
— Alors, quoi ? En somme, que veux-tu ? demanda-t-il.
— Mais rien, gémit Tania. Tu devrais comprendre. Un peu de détente, de fantaisie. Je te reproche d’être irréprochable…
Michel ouvrit les bras :
— Excuse-moi, je ne te suis plus.
Il s’était radouci. Il finit pas dire avec un sourire engageant :
— Demain, veux-tu que je rentre un peu plus tôt du bureau, et nous irons prendre le thé chez Siou ?…
Il sortit son carnet, le feuilleta :
— Demain, cela me serait justement très commode.
Tania poussa un soupir :
— Comment t’en vouloir ? Oui, demain. Marque-le dans ton carnet, Michel. Demain, tu dois voir ta femme.
CHAPITRE XIV
Tania comptait se rendre à Ekaterinodar pour le baptême de sa nièce. Mais, de semaine en semaine, les Mayoroff retardaient la date de la cérémonie. L’enfant, née en décembre, un mois avant terme, était débile et se nourrissait mal. Nina écrivait à sa sœur des lettres inquiètes. Constantin Kirillovitch appelait des confrères en consultation. Mayoroff essayait des piqûres. Quelques jours avant les fêtes de Pâques, Tania reçut un télégramme lui annonçant le décès de la petite Lydie. Cette nouvelle la bouleversa, bien qu’elle y fût, depuis longtemps, préparée. Elle déjeunait avec Michel et Volodia, mais après la lecture de la dépêche, elle repoussa son assiette et s’enfuit dans sa chambre pour pleurer à son aise. Une crise de nerfs lui secouait les épaules et la faisait hoqueter. Elle pensait au chagrin de Nina, aux larmes de ses vieux parents, à leur solitude. La vie lui paraissait bête, injuste et laide. Elle souhaitait mourir à son tour. Puis, elle résolut de partir dès le lendemain pour Ekaterinodar. Ayant pris cette décision, elle se sentit mieux. Michel toquait timidement à sa porte. Il avait un rendez-vous urgent et devait la quitter. Mais Volodia accompagnerait Tania à l’église pour commander une messe à la mémoire de la petite Lydie.
— Il le fera avec plaisir… Il est libre… Et moi, j’expédierai mes affaires pour rentrer un peu plus tôt…
— C’est ça, dit-elle, va-t’en, va-t’en, à tes affaires…
Et, par colère, elle ne lui ouvrit pas la porte. Il ne méritait pas qu’on fût aimable avec lui. Les affaires, pour lui, passaient avant les deuils, avant les joies de la famille. Toute sa vie était réglée comme une grande affaire, solide, anonyme, prospère. Elle sonna sa femme de chambre et choisit, pour s’habiller, une robe noire très stricte, rehaussée de garniture en dentelle.
Volodia attendait Tania au salon. Pour la consoler, il lui parla tendrement de la petite morte. Il lui dit que cette disparition eût été plus pénible encore si elle était survenue après un an ou deux de maladie et de souffrance. Puisque la fillette était condamnée, il valait mieux qu’elle s’éteignît avant que ses parents se fussent trop attachés à elle. Au reste, Tania ne l’avait jamais vue. Elle pleurait un nom, une figure abstraite. Quant à Mayoroff et à Nina, ils étaient assez jeunes pour avoir d’autres enfants. Sûrement, dans quelques mois, Nina serait de nouveau enceinte. Et le souvenir de ce deuil s’effacerait de toutes les mémoires.